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sous nos coups, et tes parens ont péri. Ah ! oui, c’est là un sort terrible. — Non, tu n’es pas à plaindre, ta mort est digne d’envie ; c’est sur nous qu’il faut pleurer maintenant, sur nous, les restes de la famille, dans toutes les conditions. — Privés de ces parens qui nous sont chers, nous vivrons dans la tristesse… — Comment regarderai-je en face les femmes veuves plongées dans le chagrin ? Toi seul tu t’en vas, et tu as dans le ciel une demeure tranquille et sûre ! — Et nous, voués à l’enfer par ces femmes, nous ne recueillerons qu’une terrible douleur, car les femmes des fils et des petits-fils de Dhritarâchthra, en proie à la désolation, devenues veuves, nous accableront de reproches[1]. »

Douryodhana est donc maudit de nouveau, comme s’il avait sans motif suscité cette guerre qui couvre de deuil les deux familles, et causé la destruction de la race des kchattryas : cependant il ira droit au ciel, parce qu’il est mort les armes à la main. N’y a-t-il pas ici une application directe de la doctrine développée par Krichna ? Qu’importe à l’homme le résultat de ses actes ? Il n’est tenu qu’à une seule chose, l’accomplissement de ses devoirs dans une circonstance donnée : Fais ce que dois, advienne que pourra. Ainsi, maudit et pourtant sauvé dans l’autre monde, l’aîné des enfans de Dhritarâchtra va périr assommé par la massue de Bhimaséna, son propre cousin. Le vieux roi aveugle, qui a écouté sans verser une larme ce lamentable récit de la mort de son fils premier né, semble douter à la fin de la véracité du narrateur. L’orgueil paternel s’éveille dans son cœur brisé ; il ne peut croire que Douryodhana ait pu être vaincu dans cette lutte suprême, « lui qui était fort comme dix mille éléphans. » Quand la réalité se montre à lui dans toute son horreur, sa douleur éclate, la honte l’accable ; il ne peut se résigner à vivre sous la loi des vainqueurs, lui qui qui a été roi et père d’un roi ! Puis le calme rentre peu à peu dans son esprit, et il demande ce que firent les trois chefs survivans de l’armée de ses fils : c’étaient Kritavarman, Kripa, beau-frère de Drona (le précepteur des jeunes princes), et Açvatthâman, fils de Drona. L’écuyer poursuit son récit, dont il faut exposer le plus succinctement possible les principaux traits.

Les trois guerriers, après avoir pris la fuite, arrivent dans une sombre forêt, et là, comme la nuit vient, ils détellent leurs chars. Campés sous un figuier sacré aux rameaux épais, ils songent au désastre qui a suivi ces dix-huit jours de combat et s’étendent sur l’herbe. Kritavarman et Kripa cèdent au sommeil ; Açvatthâman ne peut fermer les yeux. Dans son agitation, marchant de long en large, soufflant comme un serpent, il aperçoit une foule d’oiseaux qui couvrent les branches du grand figuier sous lequel est établi son camp.

  1. Chant du Çalyaparva, vers 3 331 et suivans.