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que lui inspire cette guerre impie, Ardjouna se demande si ce n’est pas un crime de tuer ses parens. De pareils attentats ne détruisent-ils pas la vertu sur la terre, et la vertu détruite, le crime prenant possession des individus et des empires, l’impiété règne dans le monde. — Ainsi pensait Ardjouna ; assis sur son char, déposant l’arc et les flèches, il se taisait et semblait désirer qu’un trait acéré vint le frapper au cœur. Krichna veut ranimer son courage ; mais le héros est en proie à une mélancolie si profonde, qu’il n’entend rien. Une seconde fois Krichna prend la parole ; il a prononcé d’abord le mot de devoir, — le devoir du guerrier qui l’oblige à se montrer ferme. Aussitôt Ardjouna semble revenir à lui ; il demande à Krichna de l’instruire, et le héros divin, répondant par un sourire aux larmes du guerrier défaillant, expose sa doctrine de l’irresponsabilité humaine et de la quiétude.

« Le sage, dit Krichna, ne s’afflige ni à l’occasion des morts, ni à l’occasion des vivans. Que sont les corps ? L’enveloppe périssable d’une âme incorruptible et immortelle ; de même qu’un homme, après avoir laissé ses vêtemens usés, en prend d’autres tout neufs, ainsi l’âme, après avoir abandonné sa vieille forme, en revêt une nouvelle[1]. Il n’y a donc pas lieu de s’affliger à la pensée de donner la mort. Les castes ont des devoirs à remplir ; le kchattrya doit combattre : qu’il soit vaillant, et le ciel s’ouvrira pour lui. L’homme d’ailleurs n’est point responsable du résultat de ce qu’il entreprend pour accomplir son devoir ; qu’il demeure donc indifférent au succès comme au revers, et il atteindra à l’égalité d’âme exprimée par le mot yoga, union avec l’âme immortelle. Pour y arriver, il s’agit d’abord de bannir de son cœur tout désir, toute volonté propre. Comme les eaux des fleuves entrent dans l’Océan tout rempli et sans l’agiter, de même celui en qui les désirs et les passions s’absorbent complètement obtient le calme absolu, et non celui qui subit leur influence[2]. Il n’est pas permis à l’homme de s’abstenir de toute sorte d’action, de rester inactif : qu’il agisse donc, qu’il pratique les devoirs de son état, mais sans s’intéresser aux résultats de son œuvre ! Les dieux n’agissent-ils pas aussi ? Et moi-même, dit Krichna, qui parle avec l’autorité du Dieu suprême, moi-même je n’ai rien à faire dans les trois mondes, mon œuvre est complète, achevée, et cependant je demeure en action[3] ! Et si je cessais d’agir avec assiduité, les hommes en feraient

  1. Chant de la Bhagavadguitâ, lecture 26, vers 899.
  2. Ibid., vers 948.
  3. Voici comment Krichna explique sa divinité : « J’ai déjà passé par bien des naissances, et toi aussi, Ardjouna ; je les connais toutes, et toi tu les ignores. — Bien que je sois moi-même éternellement immuable et le maître des êtres, cependant, en commandant à la nature qui dépend de moi, je suis visible par l’effet de ma propre puissance sur les choses créées. — Chaque fois que la vertu décline et que le vice prend le dessus, je me crée moi-même sous une forme sensible. — Pour le salut des justes et la destruction des méchans, et aussi pour le maintien de la vertu, je prends l’être d’âge en âge… » Bhagavadguitâ, vers 998 et suivans. — C’est ainsi que Krichna se donne lui-même pour une incarnation de Vichnou, reparaissant par intervalle sur la terre pour sauver les hommes et pour remonter la machine qui se détraque.