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flèche le parasol royal du vieux Bhîchma, l’aïeul de sa propre race, et rapporté, criblée de traits, la bannière sur laquelle est peint un singe couleur d’or. Le roi des Matsyens, Virâta, ne doute pas que son fils n’ait à lui seul remporté la victoire. Sa joie est si grande, qu’il fait retentir partout, au palais et dans la ville, les louanges du jeune guerrier : Ardjouna se tait et le laisse dire. La bouillante valeur et la magnanimité sont deux vertus qui conviennent aux héros de tous les âges et de tous les pays. Voici pourtant des scènes qui nous ramènent brusquement dans ce monde de l’Inde, où les choses ne se passent pas toujours comme ailleurs.

Enivré de son triomphe, le roi Virâta veut jouer aux dés ; c’est l’ainé des Pândavas, c’est Youdhichthira, caché à sa cour sous le déguisement d’un brahmane, qu’il a provoqué. Celui-ci, on s’en souvient, avait tout perdu deux fois déjà dans une circonstance pareille, son royaume, sa liberté, celle de ses frères. Il hésite donc à engager la partie, et, rappelant au souverain que le jeu traîne tous les péchés à sa suite, il fait allusion à ses propres malheurs. — Ah ! ces gens d’Hastinâpoura ! répond le roi, mon fils ne vient-il pas de les battre à lui seul ? — Non, reprend le faux brahmane, ce n’est pas lui, mais son cocher ! — Le roi s’impatiente ; il continue de vanter les hauts faits de son fils ; une querelle s’engage, et Youdhichthira, que la colère aveugle, lui jette violemment un dé à la face, en criant : Ce n’est pas vrai ! — Le sang du vieux roi a coulé, et tandis que des serviteurs empressés lavent sa blessure, son fils se présente accompagné du cocher qui a guidé ses chevaux sur le champ de bataille. — Mon père, s’écrie-t-il, qui vous a frappé ? qui a commis ce crime ? — Et l’on pense involontairement à l’indignation de don Rodrigue ; mais, chez les Aryens, qu’est un roi comparé à un brahmane ? Celui qui a frappé porte le costume de la caste privilégiée, on le regarde comme un deux fuis né ; donc il faudra que le roi outragé lui pardonne, de peur d’attirer sur lui et sur les siens le feu de la malédiction[1]. Alors, avouant la vérité à son père, qui ne la connaissait pas, le jeune prince s’écrie avec l’accent de la sincérité : « Non, ce n’est pas moi qui ai reconquis les troupeaux ; non, ce n’est pas moi qui ai vaincu les ennemis ; tout cela a été accompli par le fils de quelque dieu, car, lorsque je fuyais épouvanté, ce fils de dieu m’a ramené au combat…[2]. »

Trois jours plus tard, les cinq frères Pândavas, après s’être purifiés et avoir revêtu leurs plus beaux ornemens, se présentent à l’assemblée du roi. Ils prennent place parmi les princes, et le souverain

  1. Chant du Virâtaparva, lecture 68 ;, vers 2 224.
  2. Ibid., lecture 69, vers 2 241.