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des lignes de navires à vapeur. L’Amoor est donc aujourd’hui un fleuve russe. Nos missionnaires ont confirmé ce que nos marins avaient appris. C’est, disent-ils, vers 1850 que l’envahissement s’est accompli. Les Russes résidaient à cette époque à un endroit nommé Ou-a-ki, proche de l’embouchure du fleuve. Ils dirigèrent aussi une expédition sur la grande île de Segalien, qui s’étend en face de l’entrée de l’Amoor, et n’est séparée au sud des îles japonaises que par le détroit de La Peyrouse; mais l’occupation de cette île n’a été que temporaire : les Russes l’ont évacuée pendant la dernière guerre, nos marins y ont trouvé leurs huttes encore debout, et les Japonais, qu’ils avaient chassés, ont rétabli leur domination dans la partie méridionale de l’île. Qu’on ne se hâte pas toutefois de prendre cette retraite pour un pas en arrière : en portant les yeux sur la carte, cinquante lieues au sud des bouches de l’Amoor, on trouvera sur la côte de Chine un port qui servit, il y a deux ans, de refuge à la Pallas, et où le gouvernement russe fonde, dit-on, maintenant un grand établissement naval, qui n’a pas été possible dans le fleuve même par l’insuffisante profondeur de ses eaux. On ajoute que la cour de Péking a réclamé contre l’envahissement de son territoire et fait marcher les milices mantchoues à la frontière; « mais les braves des huit bannières, écrit Mgr Vérolles, vicaire apostolique de la Mantchourie, se sont tenus prudemment à l’écart. » Ce ne sont pas eux assurément qui chasseront ou arrêteront les Russes.

Nous avons mis ces faits dans tout leur jour, nous leur avons assigné toute leur portée; mais nous ne voudrions pas les exagérer non plus, et faire d’un danger possible un danger immédiat et menaçant. Nous sommes les premiers à croire que la Russie, dont il eût été bon peut-être de réclamer le concours dans les événemens qui se préparent, ne nourrit pas aujourd’hui le gigantesque projet du renversement de l’empire chinois; mais que les cartes viennent à se brouiller en Occident, que des guerres de peuple à peuple ou bien des commotions intérieures n’y permettent plus aux gouvernemens de porter au loin leurs regards, qui sait ce que pourra tenter alors à cette extrême frontière l’ambition russe, jalouse de prendre sa revanche sur l’Angleterre? l’Angleterre y veillera sans doute, ou plutôt nous ne doutons pas qu’elle n’y veille dès maintenant; nous ne doutons pas que dès maintenant, appréciant bien la situation de la Chine, elle ne se préoccupe des moyens d’opposer à la Russie dans l’avenir une barrière plus efficace que la grande muraille, jadis opposée aux invasions des Tartares. Cependant, s’il faut que nous disions toute notre pensée, il y a un grand intérêt à ce que l’Angleterre ne soit pas seule à élever cette barrière. Seule en effet dans ces parages, obligée de lutter contre les préjugés et les vieux usages des Chinois d’une part, et de l’autre contre les envahissemens me-