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laissant l’ennemi au milieu d’un désert. Lors donc qu’elles sont sans organisation et sans force militaire, les populations très nombreuses sont plutôt une facilité qu’un obstacle à la conquête, et si elles sont riches ou laborieuses, leur soumission est vite acquise à ceux qui, après s’être montrés forts, savent protéger la propriété et procurer au travail son salaire. C’est ce qui a eu lieu dans l’Inde. Clive a soutenu le siège d’Arcot avec 200 Européens et 300 cipayes. A la bataille de Plassey, il n’avait que 1,000 Anglais et 2,000 Hindous disciplinés à opposer aux 60,000 hommes à pied et à cheval et aux 60 pièces d’artillerie du nabab du Bengale. La victoire ne fut pas douteuse, et l’on sait avec quelle facilité la domination britannique s’est depuis assise et étendue. L’éloignement de la mère-patrie n’y a mis aucun obstacle; tout au contraire les agens du gouvernement et de la compagnie des Indes n’y ont gagné qu’une liberté d’action plus grande, et la conquête, affranchie d’une surveillance qui est volontiers tracassière quand elle est trop rapprochée, n’en a marché qu’avec plus de rapidité.

On voit où nous conduisent les pensées que nous venons d’exprimer. Si la conquête de l’Inde a été si aisée à la fin du XVIIIe siècle, peut-on douter que celle de la Chine, avec la population immense et fort peu guerrière de cette contrée, avec sa longue habitude de vivre sous le joug étranger, avec l’impulsion qui serait donnée et les voies nouvelles qui seraient ouvertes au génie commerçant de ses habitans, ne soit bien plus facile encore aujourd’hui? Mais dans l’Inde, au siècle dernier, une fois qu’ils nous en eurent chassés, les Anglais ne rencontrèrent devant eux que des nations et des souverains indigènes, tandis qu’en Chine toutes les grandes nations du globe se coudoient pour ainsi dire et se surveillent. Français, Anglais, Américains ou Russes, quiconque voudrait tenter une aussi grande entreprise que celle d’imposer sa domination aux Chinois serait sûr de voir tous les autres ligués pour l’en empêcher. La possession de la Chine ou même d’une partie de l’empire, le droit de disposer de cette population immense, de sa main-d’œuvre, de sa consommation, la richesse qui en résulterait, les marins que fourniraient ses côtes, les soldats que la discipline formerait dans ses rangs, tout cela pèserait d’un poids trop lourd dans la balance du monde, pour que tout le monde ne se coalisât pas contre celui qui voudrait s’approprier de tels avantages. Personne n’y songe aujourd’hui; mais déjà sur ce lointain théâtre on s’observe, on se jalouse. Les intentions que l’on prête au gouvernement britannique de se saisir des îles Chusan et Formose, la formation commencée d’une marine chinoise sous pavillon anglais, excitent certaines inquiétudes. Les Anglais, de leur côté, se préoccupent de l’extension que prend le commerce américain dans ces parages et des projets que l’on attri-