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son, car il ne peut être pris comme un système et combattu à ce titre qu’autant qu’il est exclusif. Ce ne serait pas un système, encore moins une erreur, que de tenir en toute matière grand compte de la tradition, et de prétendre qu’elle exerce en ce monde une véritable puissance. Il s’agit de la doctrine exclusive qui refuse à l’effort de l’intelligence humaine toute part légitime dans l’œuvre de sciences, de croyances et d’institutions qui forme le patrimoine de toute société civilisée. Il s’agit de l’idée qui dément en tout et renverse dans ses termes l’aphorisme de Bacon : « La vérité est fille du temps et non de l’autorité; veritas filia temporis, non auctoritatis. » Rechercher dans ses deux plus absolus interprètes et dans ses nouveaux adversaires les principes et les conséquences de cette manière de raisonner, examiner surtout s’il est utile à personne d’y revenir ou de s’y attacher, c’est le sujet de cette étude.


II.

Il y a longtemps eu peu de rapports entre la célébrité des Maistre et des Bonald et l’influence de leurs doctrines. De leur vivant, on les louait plus souvent qu’on ne les citait. Leur parti même ne les admirait qu’avec défiance. A l’époque où l’opinion dont ils étaient l’honneur et la parure semblait triomphante et près de saisir le pouvoir, elle les avait encensés, grandis, mais ne suivait pas leurs conseils; bien plus, elle ne lisait pas leurs livres. On les regardait comme des hommes qui outraient le bon droit, comme des défenseurs compromettans. On les soupçonnait d’avoir fait l’utopie du passé. La métaphysique, pour être vouée à la bonne cause, ne cessait pas d’être de la métaphysique, et ce péché originel, tout l’absolutisme de M. de Bonald ne le rachetait pas. Joseph de Maistre écrivait plus en homme du monde, son style cavalier rendait ses livres plus amusans; mais il était extrême, excentrique, et l’on ne pouvait se faire à voir des idées d’ancien régime soutenues du ton du paradoxe. Il n’y avait que des gens de trop d’esprit, comme on disait alors, qui pouvaient s’accommoder de ce genre hasardé de littérature; cette doctrine de haut goût n’était bonne que pour ceux que les partis appellent les pointus. Le pouvoir était timide, la politique circonspecte, et l’on ne voulait pas donner raison à des adversaires redoutables en faisant cause commune avec des défenseurs de l’impossible. Je ne serais pas étonné que, sous la restauration, les écrits de M. de Maistre eussent été fort peu répandus; je l’affirmerais pour ceux de M. de Bonald. Il a fallu cet affaiblissement de toute confiance dans la raison qui signale notre temps, il a fallu cet impudent scepticisme qui a perdu le goût de la mesure en perdant le