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otages[1]. On comprend que ce moyen de recrutement ait bien vite grossi leur armée, qui est partagée régulièrement en plusieurs corps, chacun de treize mille hommes, mais subdivisés à l’infini, et ne portant pas dans leur manière de combattre l’ordre qui préside à leur organisation hiérarchique. En visitant leurs campemens à Nanking et autour de la ville, on les trouva en général mal armés, n’ayant pour la plupart que des sabres et des piques, peu de fusils et presque tous à mèches, avec de petits canons portés à bras. Cependant au siège de Shangaï on put remarquer que l’armement des troupes était meilleur : les fusils à deux coups et les revolvers même n’étaient pas rares aux mains des insurgés. Leur meilleure artillerie, comme chez les Chinois en général, était celle de leurs jonques, dont plusieurs portaient des pièces d’un assez fort calibre.

Mais la possession de Nanking n’était pas le terme où tendait l’ambition des vainqueurs aux cheveux longs; les insurgés ont adopté cette mode pour protester contre le caprice tyrannique des Tartares, qui, lors de la conquête, firent aux Chinois une loi de se raser. Ils n’attendaient que le moment de se porter sur Péking, pour y renverser la dynastie régnante. L’armée qui s’ébranla pour cette audacieuse expédition marcha d’abord de succès en succès, en dépit de tous les obstacles, et arriva jusqu’à Tsin-hae, à trente lieues seulement de la grande capitale du nord; mais là elle trouva devant elle la cavalerie mantchoue et les hordes nomades de la Mongolie, que l’empereur aux abois avait appelées de leurs déserts, comme sa dernière espérance. Les insurgés, au milieu des plaines de Petcheli, se trouvèrent impuissans contre cette cavalerie exercée, et, après un séjour de trois mois à Tsin-hae, ils opérèrent en février 1854 leur retraite sur Nanking. L’empereur était sauvé : la cavalerie tartare, par qui sa race fut portée sur le trône en 1644, venait de l’y maintenir. Cependant ce moyen extrême de salut ne témoigne-t-il pas pour l’empire chinois d’un extrême danger? Et en présence de ce qu’ont pu faire, pour couvrir Péking, quelques milliers de Tartares, ne peut-on se demander ce qui arrivera, si jamais la formidable puissance qui touche aux frontières de la Chine, qui tient sous ses lois des hordes si nombreuses de cette rapide cavalerie, conçoit la pensée de les lancer jusque sous les murs de la ville impériale pour y accomplir, sur ce point du globe, les projets de sa vaste ambition?

  1. Ces familles furent d’abord traitées avec de grands égards, et on leur assigna à Nanking un quartier spécial, où nul ne pouvait pénétrer sous peine de mort; mais cette protection ne tarda pas à leur être retirée, et l’un de nos missionnaires raconte que, dans l’hiver de 1855, la ville de Nanking fut subitement assourdie par un bruit infernal de pétards et de tamtams, annonçant le mariage d’un grand nombre de soldats insurgés avec des femmes ou des filles dont les maris ou les pères avaient péri sans doute pendant la guerre. Plusieurs centaines de ces malheureuses aimèrent mieux se donner la mort que de consentir à ces noces sauvages.