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milles entières quitter leurs demeures pour aller se ranger sous des chefs qui s’arrogeaient l’autorité temporelle en même temps que la spirituelle, ils comprirent le péril. L’ordre est donné d’arrêter Hung-tze-tzuen; mais les exécuteurs de cet ordre sont repoussés par la force, et l’insurrection (car à partir de ce moment on ne peut lui donner d’autre nom) voit de tous côtés ses rangs se grossir. Elle se recrute avant tout dans les sociétés secrètes, qui se sont formées il y a deux cents ans pour repousser le joug des Tartares, et qui depuis lors, avec une persévérance infatigable, ont perpétué de génération en génération leur existence; ce sont ensuite les équipages d’une de ces flottes de hardis pirates auxquels le gouvernement impérial laisse infester la mer pour en délivrer la terre, et qui, échappés à la destruction de leurs navires coulés ou pris par les Anglais, viennent apporter à l’insurrection leur audace, que rien ne fait reculer; ce sont enfui ces mécontens de toute classe que fait le despotisme par ses caprices et ses violences, et qui, invisibles aux jours où les choses vont bien pour lui, semblent sortir par milliers de dessous terre quand l’occasion leur est fournie d’exercer contre lui leur haine et leur vengeance. Quoi qu’il en soit, une armée de quinze mille combattans se trouva rassemblée alors autour des princes du ciel, mystique et pompeuse dénomination que s’étaient attribuée les nouveaux apôtres.

Du mois de novembre 1850 au mois de mars 1853, l’armée insurgée a eu à lutter contre toutes les forces de l’empire; ce n’ont été que marches et contre-marches, villes prises et reprises, édits sur édits publiés par la cour de Péking pour dégrader de hauts dignitaires peu fidèles ou peu capables, bulletins magnifiques de victoires ressemblant fort à des défaites, et pour dernier résultat les princes du ciel arrivant sous les murs de Nanking à la tête de quatre-vingt mille hommes. Cette grande cité, la seconde de l’empire, fut forcée de les recevoir dans ses murs, et ils y signalèrent leur entrée en massacrant de sang-froid vingt mille Tartares qui n’avaient pas su la défendre : revanche atroce du patriotisme chinois contre la race étrangère! Cependant la prise de Nanking rendait les insurgés maîtres du Yang-tze-kiang, le fils de la mer, ce fleuve immense qui, descendu des montagnes du Thibet et navigable dans la plus grande partie de son cours, traverse la Chine de part en part, fournissant la voie d’un commerce prodigieux. En même temps ils tenaient en leur pouvoir le Grand-Canal, par lequel toutes les denrées du midi, et en particulier les grains et le sel, double objet du monopole impérial, remontent dans les provinces septentrionales de l’empire. Et il faut ajouter qu’ils avaient parcouru la moitié de la route qui sépare Péking du berceau de l’insurrection.