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leur façon de vivre, leur position et ses vicissitudes, leurs relations, leurs conversations, leurs correspondances, remplissent la scène ; les grands faits publics sont le fond du drame, mais non le véritable objet et le principal intérêt du spectacle ; le lecteur vit au milieu de ce qu’on est convenu d’appeler le monde plutôt qu’au sein de la nation. L’ouvrage a même souvent, comme monument de ce monde qu’il peint surtout, le mérite et l’attrait de la nouveauté. M. de Noailles a mis en lumière et habilement rapproché un grand nombre d’incidens, d’anecdotes, de billets oubliés ou jusqu’ici inconnus, et cette vie familière de la société et de la cour, répandue çà et là dans l’histoire, la rend non-seulement plus amusante, mais aussi plus vraie.

Le premier et le plus intéressant chapitre du volume qui vient de paraître est l’histoire de la célèbre maison d’éducation de Saint-Cyr, fondée en 1686 par Louis XIV et abolie en 1792 par l’assemblée législative. Cette histoire s’ouvre par un édit de Louis XIV, qui veut, dit-il, « en faisant élever dans les principes d’une véritable et solide piété un nombre considérable de jeunes filles issues de familles nobles, et particulièrement de pères morts dans le service ou qui servent actuellement, étendre ses soins jusque dans l’avenir, et jeter les fondemens de la grandeur et de la félicité durable de cette monarchie, » et elle se termine par une lettre du sous-lieutenant d’artillerie Bonaparte : celui qui sera l’empereur Napoléon demande à la république qui se lève vingt sous par lieue, pour ramener auprès de sa mère sa sœur chassée de la maison chrétienne où la faisait élever la royauté qui tombe ! Quand les faits parlent si haut, il n’y a qu’à se taire.

À l’occasion de ce chapitre sur la maison de Saint-Cyr, on a fait à M. le duc de Noailles une bien pauvre querelle. On lui a reproché d’avoir emprunté à l’Histoire de Saint-Cyr, publiée en 1853 par M. Th. Lavallée, de nombreux passages sans les indiquer soit en note, soit par des guillemets. M. de Noailles avait pris ses précautions contre ce reproche, car en tête du chapitre il avait placé une note générale où il rappelle l’ouvrage de M. Lavallée, et demande la permission de profiter des additions qui s’y trouvent à l’Histoire de Saint-Cyr. À quelle histoire de Saint-Cyr ? À celle qu’avait écrite et publiée dix ans auparavant, en 1843, M. le duc de Noailles lui-même, et qui est devenue le chapitre Ier du tome III de son livre. Il est vrai que cette première édition, tirée à cinq cents exemplaires, n’avait pas été vendue ; mais elle était très connue quand l’ouvrage de Th. Lavallée parut, et l’on y en rencontre plus d’une fois la trace. Si donc il y avait lieu à se plaindre d’emprunts, M. le duc de Noailles aurait le droit de priorité ; mais quand deux ouvrages, en se touchant par une seule partie du sujet, diffèrent d’ailleurs à ce point, et pour l’étendue et pour la manière, de telles plaintes sont puériles. On les a poussées bien plus loin : on a reproché à M. le duc de Noailles d’avoir fait des emprunts à La Beaumelle, à Saint-Simon, à Dangeau, comme s’il avait pu prendre ailleurs les faits et les détails qui sont le fond de son livre ! Tous les historiens seront désormais tenus d’indiquer au bas de leurs pages toutes les sources auxquelles ils puisent. M. le duc de Noailles aurait pu le faire sans que le mérite propre et original de son livre eût rien à en redouter. v. de mars.


V. de Mars.