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société actuelle? quelle a été en particulier l’influence du roman contemporain? Cette influence a été immense, au point qu’on a pu voir quelquefois des types conçus par les romanciers passer tout à coup dans la vie sociale, et des fictions devenir des réalités, ou du moins des apparences de réalités. C’est un phénomène naturel dans une société où un goût très vif et très raffiné d’imitation littéraire n’a pour contre-poids ni la force d’une organisation traditionnelle, ni l’intégrité des mœurs, ni la vigueur des croyances. Le roman, il est vrai, a eu souvent en France le privilège de créer de ces épidémies morales et de tourner les têtes. Seulement autrefois les livres, en restant des livres, se répandaient moins; le monde qui lisait était borné, une certaine discipline générale survivait toujours, de sorte que les modes d’imagination, limitées de toutes parts dans leurs effets, devaient être nécessairement plus superficielles et plus éphémères. Aujourd’hui, dans une société nivelée, décomposée et sceptique, tout semble préparé pour favoriser et étendre ces contagions de l’intelligence qui réagissent sur la vie réelle. Les traditions et les mœurs se sont affaiblies, l’ardeur des changemens est sans limites, les livres vont partout, et non-seulement les livres vont partout, mais encore ils se dénaturent, ils prennent les formes populaires, ils se plient à toutes les combinaisons d’une action de tous les jours, comme pour mieux entretenir l’effet des idées et des images qu’ils répandent. En ce moment même, les romans les plus discrédités ne cessent de poursuivre leur fortune par une sorte de diffusion inaperçue. Jugés comme œuvres d’art, reniés par certaines classes, ils vont dans d’autres régions chercher un nouveau genre de succès.

Ceux qui pensent qu’une société peut défendre ses mœurs en livrant son imagination et rester honnête dans ses actes en laissant pervertir ses idées et ses goûts, ceux-là ne savent pas ce qu’il y a de puissance dans cette propagande assidue, subtile, implacable des mauvaises lectures, et de toutes les surexcitations de l’esprit s’étendant jusqu’au dernier confin de la vie sociale, pénétrant jusque dans l’intimité du foyer. Le talent seul séduit d’abord dans ces peintures si savamment combinées pour vous détacher des simples règles de la vie. Bientôt la tête s’exalte, les sens fouettés se révoltent à leur tour et applaudissent secrètement. Sans que rien soit changé, on ne porte plus dans le foyer qu’une humeur chagrine, un esprit inquiet, un mécontentement inexpliqué, et si la foudre éclate, on s’écrie : Voyez, le poète avait raison! Alors on s’éprend d’un amour étrange pour toutes ces créations impossibles accumulées par un art insinuant et corrupteur. On cherche à se modeler sur ces personnages de la fiction dont on commence par imiter le langage avant d’arriver à imiter leurs mœurs. Peu à peu l’influence gagne, et la province elle-même a ses tribus de femmes émancipées, qui ne manquent pas de se