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mer autant les jeux d’esprit que les raisons: il ne s’interdit pas une pointe qui l’amuse; il va jusqu’au non-sens, si le non-sens a l’air d’une pensée. Encore une fois, il a une éblouissante conversation.

Inutile donc de le suivre sur le terrain de la philosophie proprement dite, non qu’il y fût étranger, mais il y était peu propre. Ses idées avaient un tour élevé qui dans la métaphysique le portait du bon côté. Ses lectures l’avaient initié beaucoup plus directement que M. de Donald aux secrets de la sagesse antique. Familier avec les langues anciennes, il semble, à une époque où c’était rare, avoir quelque teinture d’Aristote, et il choisit avec bonheur des citations dans Platon; mais il lui manque pour la philosophie deux grandes choses, la dialectique et le calme. Son intelligence laissée à elle-même serait peut-être propre à tout comprendre; mais son pli est pris, et sa résolution formée : il ne comprend rien de ce qui le contrarie. On n’est point philosophe avec cela.

Citons pour exemple le seul de ses ouvrages qui puisse être regardé comme appartenant à la philosophie pure. Impatienté d’entendre sans cesse depuis l’Encyclopédie les philosophes invoquer Bacon, il imagina un jour qu’il devait y avoir là quelque funeste gloire à détruire et un prince des ténèbres à détrôner. Il se mit aussitôt à l’œuvre et composa un Examen de la Philosophie de Bacon, qui a paru après sa mort. C’est assurément le plus médiocre de ses écrits; mais peu importerait, un méchant livre est sans conséquence, si celui-ci n’offrait à chaque page les tristes preuves de l’incroyable légèreté avec laquelle le fougueux critique accuse ceux qu’il soupçonne et juge ceux qu’il accuse. Les intentions de Bacon, le sens de ses idées, le but de son œuvre, la sincérité de ses convictions ou de son langage, rien de tout cela ne semble accepté ni compris. La critique prend le ton de l’injure, la réfutation est un réquisitoire. La haine aveugle entraîne l’aveugle censeur aux méprises les plus plaisantes. Ainsi tout le monde sait qu’un des principaux ouvrages de Bacon a pour titre : Novum Organum, et peu de gens ignorent ce que ce titre veut dire. Ce que nous appelons la Logique d’Aristote est connu depuis des siècles sous ce nom d’Organum, c’est-à-dire d’instrument ou de clé, et ce titre s’explique de lui-même. Lorsque Bacon crut apercevoir que, guidées par la scolastique, les sciences avaient fait fausse route, et qu’il fallait, pour les rendre plus sûres et plus fécondes, les affranchir du joug de ce que lui et Descartes après lui nommaient logica vulgaris, il entreprit de leur donner une logique nouvelle; c’était, comme on l’a dit, celle de l’induction substituée à celle du syllogisme, et il intitula naturellement son ouvrage : Novum Organum, c’est-à-dire nouvel instrument, nouvelle méthode, et voilà plus de deux siècles qu’on estime la pensée juste et le titre bien choisi. Que trouve à dire à cela M. de Maistre?