Page:Revue des Deux Mondes - 1857 - tome 9.djvu/241

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

et se prive par là d’un des grands moyens d’effets qui existent au théâtre? Non certes; seulement il ne l’emploi qu’au moment où la situation le commande. Le contraste est une curiosité du cerveau humain, un besoin du génie épris de changement et d’antithèses : aussi la plupart du temps ne lui voit-on d’autre raison d’être que cette curiosité et ce besoin; mais alors il faut bien reconnaître qu’il ne produit sur nous qu’un effet secondaire et ne nous cause que ce plaisir qui naît du changement. Autre chose est quand le sujet l’indique et le réclame, quand le sentiment dramatique lui demande une expression plus vraie et plus puissante. Dans sa manière de faire usage du contraste et de l’opposition, Gluck a toujours en vue d’obéir aux lois d’une rigoureuse esthétique. Chez lui, le forte et le piano, comme aussi les nombreuses nuances qui vont de l’un à l’autre, ne cessent pas un instant d’être en fidèle concordance avec les gradations de sentiment, avec l’accent plus ou moins énergique, plus ou moins doux et pathétique de la déclamation. Il faut ici que tout forte signifie un sentiment qui s’accentue davantage, tout piano une situation qui cherche à se détendre, qu’un rinforzando soit l’avant-coureur d’une émotion soudaine et véhémente. Vous auriez grand’peine à trouver de ces oppositions à effet, contre-sens techniques dont la musique de nos jours foisonne à tel point que les oreilles n’y prennent en quelque sorte plus garde : la note lugubre en pleine joie, le motif guilleret au sein de l’épouvante et du désespoir, et mille autres ornemens qui finissent par faire perdre à l’art contemporain toute destination sérieuse. Quand le ciel de Gluck est calme, aucun nuage, si imperceptible qu’il puisse être, n’en trouble la lumineuse transparence; quand il est sombre et morne, aucun rayon n’y perce à travers la nuit profonde. Si vous aimez les contrastes et les péripéties, attendez un de ces momens où l’âme, en proie à la tourmente des passions, flotte pareille au vaisseau battu par la tempête; alors, croyez-le bien, les antithèses ne vous manqueront pas, vous verrez la paix et la fureur alterner sans transition, les rhythmes violons jaillir des rhythmes calmes, et les plus noires ténèbres succéder sans crépuscule au jour le plus radieux. Dans Alceste, où les situations et les sentimens ne varient guère, je dirai même que ce système, auquel Gluck demeure inflexiblement attaché, engendre par moment une certaine monotonie, tandis que dans Armide au contraire et dans les deux Iphigénie, ouvrages où l’action abonde en traits hardis, en fortes émotions, cette manière de n’employer jamais le contraste par des raisons purement techniques, mais comme un moyen de mieux rendre l’expression et la vérité, produit des effets qu’il faut compter au nombre des plus sublimes conceptions de l’art musical.

À ce point de vue, et si extravagante que cette opinion dût sembler aux honnêtes gens qui de nos jours estiment que Gluck a besoin d’être renforcé, le n’hésiterais pas à soutenir que l’auteur d’Alceste et d’Iphigénie est le plus grand artiste en fait d’instrumentation qui ait jamais existé. Personne avant lui ne s’était douté du parti qu’on pouvait tirer de l’orchestre, et depuis aucun ne l’a surpassé dans le but qu’il se proposait. Que les modernes aient découvert des ressources instrumentales, des variétés de formules, des effets de sonorité qu’il ignore, c’est là un fait hors de discussion; ce que je prétends avancer et soutenir, c’est que dans la connaissance approfondie des instrumens en tant que moyens d’expression des caractères, des mouvemens