Page:Revue des Deux Mondes - 1857 - tome 9.djvu/223

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Madame Bovary peut rendre le même service à la parole de M. Senart.

Quel est d’ailleurs aujourd’hui le roman, la nouvelle, le conte où n’apparaisse point l’idée sociale et régénératrice ? C’est le propre de cette littérature à laquelle se rattache, il nous semble, M. Gustave Flaubert. Cette littérature prend aisément le ton apocalyptique, elle fait de ses personnages des prédications vivantes de démocratie humanitaire. Dans une collection de petits récits qui s’appelle les Six Aventures, M. Maxime Ducamp va jusqu’en Nubie pour révéler la grande idée, et c’est à propos de l’histoire d’une Nubienne vendue à un pacha qu’il s’arrête tout à coup pour parler de l’état stupide d’infériorité où les femmes sont tenues encore en France « par une législation brutalement incomplète, qui, grâce à la puissante impulsion donnée par les apôtres d’une doctrine basée sur des principes éternels, ne tardera pas à disparaître. » L’idée, le monde nouveau, l’émancipation universelle ! c’est là aussi le sujet de la Païenne de M. Laurent Pichat. Le vieux monde est assez maltraité dans ce conte ; il est représenté par divers personnages qui parcourent toute l’échelle du ridicule, depuis le pair de France, qui est sans doute aujourd’hui sénateur, jusqu’au savant officiel, qui est toujours de l’Académie. Le monde nouveau ! il a pour représentant un jeune écolier imberbe de dix-huit ans, Daniel d’Espouilly, qui parle fièrement de la démocratie à son père et à sa mère, et qui, cela dit, part pour l’Amérique, où il trouve la bien-aimée de ses rêves dans la fille d’un instituteur français que ses disgrâces ont poussé en Californie. Le monde nouveau est aussi quelque peu représenté par un certain Louis Beaudoin, un autre exilé volontaire en Amérique, qui s’est lié d’amitié avec l’héroïque Daniel, et qui, revenant en France, est chargé par son ami de préparer sa famille à son mariage. Or savez-vous ce que fait cet étrange chargé de pouvoirs ? Il noue tout simplement une intrigue d’amour avec la propre mère de son ami. Mme  Suzanne d’Espouilly, qui a eu, il est vrai, bien d’autres aventures, mais qui rachète son passé par une passion dégagée cette fois de tout préjugé. Il faut voir comment Louis Beaudoin prend possession en souverain de cet intérieur de Suzanne d’Espouilly, et fait maison nette de tous ces savans d’autrefois, de tous ces oisifs de salon ! Il faut voir aussi comment Daniel, revenant d’Amérique plus vite que ne l’auraient voulu les deux amans, afin de faire autoriser son mariage, humilie cette vieille société en l’invitant à la cérémonie de ses noces ! Ce sont de jolis personnages, qui n’ont qu’un malheur, celui de ne pas vivre, et d’être, pour tout dire, des caricatures précieuses. Hélas ! le vieux monde, comme on l’appelle, a ses faiblesses, ses ridicules, ses vices, si l’on veut ; le monde qui nous est promis, s’il est tel qu’on le peint, est-il donc si merveilleux ? A-t-il le droit de reprocher à l’autre ses laideurs morales ? Le monde qu’on nous décrit a tous les vices et même les ridicules du vieux monde, et il a les siens propres. Une chose doit frapper dans beaucoup de ces peintures, qui ont la prétention de révéler l’idéal des sociétés nouvelles. Autrefois les héros et les héroïnes de romans qui se livraient à leurs passions, à leurs sens, ne prenaient pas tant de peine pour déguiser une liaison ; ils étaient licencieux souvent, ils n’étaient pas trop guindés. Depuis que le monde nouveau est annoncé, tout change. Mme  Bovary a des soifs de félicité et d’ivresse ; Mme  Suzanne d’Espouilly s’initie aux idées de l’avenir en allant avec son amant sous les ombrages de Versailles ; elle épure sa vie par cet