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jetées traversent les domaines sur de très grandes longueurs. En conséquence, sur une moyenne de 273,000 francs, il y aura un reliquat assez considérable pour couvrir toutes les éventualités ou pour augmenter le trafic des lignes principales par la création de voies subsidiaires.

En résumé, sous le rapport des avantages, l’opération se place au rang des meilleures opérations de ce genre; elle ne sort des proportions ordinaires que par la puissance des moyens et la fécondité des résultats, et à tous ces résultats la civilisation ne court aucun risque, elle ne perd jamais, elle gagne toujours, quoi que la Russie puisse vouloir. Cependant, si les apparences ne sont pas décevantes, la Russie abandonne ce que la politique de Pierre et de ses successeurs jusqu’à ce jour a eu d’insociable et de farouche. Pierre voyait dans la civilisation une sorte d’héritage dont l’initié ne pouvait être bien saisi que par la servitude ou la mort de l’initiateur. Il fallait en finir avec une pareille prétention, qui n’est elle-même qu’un reste de barbarie. Aujourd’hui, n’en doutons pas, la Russie comprend qu’elle ne peut continuer ses traditions qu’en ce qu’elles ont de généreux. Nous tenons pour un acte non équivoque de ces dispositions nouvelles l’exécution de ses chemins de fer. Si, comme on l’a souvent répété, Pétersbourg a été une fenêtre ouverte pour faire pénétrer l’air de l’Europe en Russie, le réseau fera mieux encore : il placera la Russie et l’Europe dans le même milieu atmosphérique, nous ne pourrions y voir une menace pour l’Occident sans accuser le gouvernement russe de démence et de vertige; nous aimons mieux lui accorder le mérite d’avoir profité de l’expérience, et y voir un présage de rapprochement. Certes, lorsque d’un bout à l’autre et dans tous les sens l’Europe aura un même système de circulation et que chacune de ses nations sera placée dans les meilleures conditions relatives de production et d’échange, ne sera-t-elle pas bien près d’avoir le même système économique? N’aura-t-elle pas conquis les garanties de paix les plus multipliées et les plus solides? C’est pourquoi nous regardons les grands travaux destinés à relier les états entre eux comme des signes d’intentions pacifiques, et, pour quiconque y voudra réfléchir, la Russie ne pouvait mieux prouver la sincérité de sa signature au bas du dernier traité qu’en se proposant de s’incorporer matériellement à l’Europe. Que d’autres voient dans ses chemins de fer des préparatifs d’envahissement; l’Europe, ayant conscience de sa dignité et de sa force, serait plutôt en droit d’y reconnaître un hommage rendu à son ascendant par une puissance qui l’avait longtemps défiée.


E. BARRAULT.