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ment d’autres cultures avantageuses; on ne saurait donc jamais espérer une abondance qui avilisse le prix, et ce prix est toujours relevé par les exigences de la main-d’œuvre. Comment réussira-t-on à changer ces deux termes du problème? l’Angleterre ne l’a pas cru possible. Avertie par sa situation particulière, elle a compris que les céréales ne pouvaient être fournies à bas prix que là où se trouvent réunies comme maximum l’étendue du sol cultivable, et comme minimum la modicité de la valeur du travail; elle a établi une division de l’atelier agricole entre les peuples qui produisent la quantité à bon marché et le peuple anglais, qui ne peut produire que la qualité à haut prix; elle tire presque tous ses grains du dehors. Est-il sage aux autres nations de l’Occident de s’interdire les bénéfices d’une pareille division du travail et de ne recourir qu’accidentellement aux greniers extérieurs? Quoi qu’il en soit, la Russie est sans comparaison la plus opulente, la moins chère et la mieux située de ces mines à grains indispensables pour maintenir la base de l’alimentation au taux le plus déprimé; il ne lui manquait que des chemins. Si elle exporte davantage, elle prendra plus de retours; ses échanges se multiplieront avec l’Europe; son industrie aura en même temps à satisfaire une population devenue plus aisée. Tels sont les résultats de l’annexion du marché russe au marché européen, et la transformation agricole, industrielle et commerciale de cet empire est inévitable; elle est prochaine, si ses habitans ne sont point une race somnolente.

Personne assurément n’ignore que la Russie a déployé une activité surprenante dans l’équipement de ses armées et de ses flottes, dans la construction de ses arsenaux maritimes et militaires, de ses ports, de ses canaux, de ses villes; mais on fait honneur à l’autorité de l’initiative et de l’exécution de ces choses, et l’on s’est habitué à considérer la nation russe comme passive, ne pouvant et ne voulant rien que par la vertu d’en haut. On en ferait presque une agrégation d’automates, ne se mouvant que par le souffle et la main du tsar. C’est une erreur : on ne saurait méconnaître l’admirable instinct de sociabilité qui caractérise le Russe, malgré l’attitude d’intimidation où s’est trop souvent complu son gouvernement vis-à-vis de l’étranger, et il y aurait la même injustice à le supposer inerte, parce que son gouvernement fait beaucoup et a l’air de tout faire. Pour nous, nous avons constaté ce que le Russe produit, consomme, vend, achète; c’est la preuve par chiffres de ce qu’il y a en lui de spontané et de vivace. Quel que soit le régime social de ce pays, tout y est jeune, le sol et l’homme; humilié comme bourgeois, avili comme serf, l’homme obéit à une sorte d’impulsion climatérique, il cède à un tempérament généreux; il va comme si l’immensité du