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veilleusement le réel de la civilisation, ils n’en ont pas encore atteint l’idéal. C’est pourquoi ils auront une belle part de l’avenir sans avoir l’honneur d’ensevelir leurs aînés et de continuer exclusivement l’œuvre civilisatrice. Cette œuvre réclame le concours de tous ; personne n’y est de trop, ni la jeunesse ni la maturité; le drame serait mutilé, il cesserait d’exister, si une partie des personnages venait à être supprimée. Par cela même que ces deux jeunes puissances ont une mission militante, une Europe vaillante et circonspecte à la fois est nécessaire pour tempérer leurs excès, pour réprimer leurs écarts, pour intervenir à propos là où elles se seront trop avancées. Seule elle porte en elle, seule elle a la tâche de défendre les principes régulateurs et tutélaires de la société. Et n’est-ce pas cette tâche qu’hier encore il était donné à l’Europe d’accomplir? La Russie, en frappant la Turquie à coups redoublés, l’a contrainte à abjurer un fanatisme intraitable, à se placer sous la tutelle de la chrétienté. L’ascendant a été ainsi ôté à la force qui outrage pour être donné à la force qui protège, les acheminemens de la Russie vers Constantinople ont été coupés, et l’Europe a stipulé la neutralité de la Mer-Noire, la liberté du Danube, l’annexion de l’empire ottoman; elle a recueilli dans l’intérêt général le fruit des travaux séculaires que la Russie avait intrépidement accomplis dans un intérêt égoïste; elle a dénoué au profit de tous cette question d’Orient qui devait être tranchée au profit d’un seul.

Une telle puissance, qui s’est si longtemps posée en épouvantail et n’a guère été jugée que sur le masque, ne peut toucher à rien sans éveiller les légitimes ombrages de l’Europe; nous devions donc affirmer l’ordre européen assez explicitement pour qu’on fût autorisé à ne plus voir désormais dans les progrès de la nation russe qu’une extension du monde civilisé et non du monde barbare. Ce point établi, nous étudierons librement l’influence des chemins de fer sur le régime économique de la Russie. Ses actes politiques sont bien connus; on connaît moins généralement sa situation agricole, industrielle, commerciale; on se détourne trop volontiers d’une terre qu’on se figure recouverte d’un linceul éternel de neige, d’une population qu’on suppose vouée à l’abrutissement, parce qu’elle est encore partagée en castes au XIXe siècle. En y regardant mieux, on se convaincra que les ressources du pays sont d’un prix immense, que la population, intéressante par sa condition même et par ses qualités éminentes, est en voie d’émancipation, et que l’empire des tsars s’assimile de plus en plus à l’Europe. Du reste, l’entreprise des chemins de fer russes se rapproche, par les bases adoptées, des autres entreprises du même genre. La jouissance du réseau est concédée à la compagnie pour quatre-vingt-cinq ans, à dater de l’ex-