Page:Revue des Deux Mondes - 1857 - tome 9.djvu/179

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

vagues et souvent les plus erronés. L’ouvrage fut écrit en quelque sorte au courant de la plume. « Je m’isolai entièrement, dit-il, je fermai ma porte à mes amis, et dépouillai momentanément tout ce qui en moi pouvait être sans rapports immédiats avec le sujet qui devait m’absorber. » Quatre semaines suffirent à l’enfantement de cette œuvre élaborée dans une gestation si longue et si mystérieuse, et dont le manuscrit, quand il sortit des mains de l’auteur, ne portait pas une rature. C’est à cette séquestration de Goethe que Merck fait allusion, lorsqu’il dit : « Le grand succès de son drame lui a tourné un peu la tête, il se détache de tous ses amis et n’existe que dans les compositions qu’il prépare pour le public. » Enfin c’est en septembre 1774 qu’il envoie à Charlotte le premier exemplaire de Werther, — un exemplaire précurseur, car le livre ne doit paraître que plus tard, — et qu’il accompagne de ces mots : « Lotte, combien il faut que ce petit livre me soit cher, tu vas le sentir en le lisant ! Il n’y a pas jusqu’à cet exemplaire auquel je tienne comme s’il était l’unique au monde : accepte-le, Charlotte ; je l’ai baisé des millions de fois et mis en réserve pour que personne n’y touchât. L’ouvrage ne sera publié qu’à la prochaine foire de Leipzig. Je voudrais que chacun de vous le lût, toi de ton côté, Kestner du sien, et que chacun m’en écrivît un mot à part, un seul ! Adieu, Charlotte, adieu ! »

Nous avons étudié dans ses moindres phases et ses diverses péripéties cette histoire des amours de Wolfgang et de Charlotte empreinte d’un réalisme si romanesque, pour employer deux mots qui jurent sans doute un peu de se trouver ensemble. Nous y avons vu les origines du célèbre roman de Goethe, et nous savons maintenant que ce n’est ni dans l’impression produite par la mort de Jérusalem, ni dans les conséquences d’un désespoir amoureux, ni dans un prétendu penchant au suicide, qu’il faut aller chercher la raison d’être immédiate de Werther. De toutes ces causes, qui sans doute agirent simultanément, aucune, à vrai dire, ne fut déterminante, et les dates sont là pour constater d’une façon irrécusable que si le roman de Werther fut le résultat des années d’épreuves que nous venons de parcourir, Werther ne vit le jour qu’après l’entière et définitive clôture de cette période. L’artiste est maître et non esclave ; il possède et n’est pas possédé : Goethe fit Werther, mais après avoir surmonté le werthérisme, et comme on fait une confession générale, en reconnaissant ses erreurs et en s’en repentant. Or, pour reconnaître ses erreurs et s’en repentir, il faut d’abord les avoir dominées.


HENRI BLAZE DE BURY.