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dérision, et, plantant là toutes ces chimères d’hypocondriaque, je résolus de vivre. » On voit que ces projets de suicide n’avaient rien de bien sérieux, et en admettant même qu’il les eût agités à cette période, lorsqu’il écrivit Werther, le goût lui en avait complètement passé. En octobre 1772, on lui mande qu’un de ses amis de Wetzlar, Frédéric de Goué, vient de se brûler la cervelle ; du moins c’est le bruit qui court. « Dites-moi sur-le-champ, écrit Goethe à Kestner, si cette nouvelle touchant Goué se confirme. J’honore de tels actes, je plains l’humanité et laisse les philistins débiter leurs commentaires de fumée de tabac et s’exclamer : Voilà ! Quant à moi, j’espère ne jamais importuner mes amis d’une pareille nouvelle. » La vie affluait en lui trop abondante pour qu’il pût faire autre chose que coqueter avec cette idée de la mort. Que vous semble de cette confession ? « Je suis allé à Hombourg, et me suis repris d’un nouvel amour pour l’existence en voyant quel plaisir peut cependant procurer à ces excellentes gens l’aspect de ce pauvre moi que vous connaissez. »

Guenille si l’on veut, ma guenille m’est chère !

Le récit de la mort de Goué se trouva faux ; mais, hélas ! il n’en fut pas de même du suicide de Jérusalem, une triste et mélancolique histoire, celle-là. « Infortuné Jérusalem ! la nouvelle m’a été un coup de foudre. Pauvre garçon, lorsque je m’en revenais de la promenade et que je l’apercevais errant au clair de lune, je me disais : Il est amoureux. Charlotte se souviendra des plaisanteries que je faisais là-dessus. Dieu le sait, la solitude a consumé son cœur. »

On s’accorde généralement à croire que ce fut sous l’impression immédiate de cette nouvelle de la mort de Jérusalem que Goethe écrivit Werther. Et comment oserait-on douter de cette assertion, qui se trouve consignée dans les propres mémoires de l’auteur ? « À dater de ce moment, dit-il lui-même, le plan de Werther fut arrêté : les divers élémens qui abondaient de toutes parts se formèrent en masse compacte comme on voit dans le vase une eau déjà presque figée se congeler subitement à la moindre secousse. » Or rien de moins exact que ce témoignage sur la foi duquel la plupart des historiens du grand poète se sont engagés, et nommément M. Henri Viehoff, le plus récent et d’ailleurs l’un des mieux informés des biographes de Goethe en Allemagne. Qu’on se fie ensuite à un poète rédigeant ses mémoires. Ce livre que Goethe composait à distance, et qui contient les faits plutôt tels qu’ils devraient être que tels qu’ils sont, ne saurait être consulté que comme un répertoire de souvenirs. Il s’en faut naturellement que tout y soit, et dans ce qu’on y retrouve, il y a bien souvent plus de poésie que de vérité, non toutefois que l’auteur cherche à donner le change, les hommes de cette trempe ne