Page:Revue des Deux Mondes - 1857 - tome 9.djvu/164

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

tira quand il sera temps, » et le damoiseau remettant toujours au lendemain.

Les choses touchaient à ce point lorsque Merck jugea à propos d’intervenir dans le roman de Wetzlar. Il était temps et grandement. Merck se rendit sans peine compte du péril et arrêta aussitôt le dessein de trancher dans le vif d’une situation qui menaçait d’un moment à l’autre de tourner à l’irréparable. « J’ai trouvé ici l’amie de Goethe, cette fille dont il parle avec tant d’enthousiasme dans toutes ses lettres ; elle mérite réellement tout ce qu’il pourra dire du bien sur son compte. » Ce passage d’une lettre de Merck prouverait au besoin que le froid et sévère censeur ne demeura pas insensible aux séductions de l’aimable Charlotte ; mais plus il fut agréablement captivé, plus il affecta de cacher à Goethe sa véritable impression, s’efforçant au contraire de lui représenter sa maîtresse comme une personne très ordinaire et de la déprécier au profit d’une de ses compagnes, grande et belle jeune fille au port de reine, aux yeux de Junon, laquelle du moins avait le cœur libre d’engagemens. On sait ce qu’il en coûte parfois de rendre aux amoureux cette espèce de service : Merck en porta la peine, et cela, à vrai dire, plus rudement qu’il ne convient, car s’il était dans l’ordre naturel des choses que Goethe sur le moment lui en voulût du procédé, on a quelque peine à s’expliquer cet esprit d’aigreur rétrospective qui perce dans son autobiographie au souvenir de cette période déjà lointaine. Goethe se méprit sur les vrais sentimens de Merck en cette affaire, et ce prétendu Méphistophélès, qui partout où il va sème le désespoir, n’est en dernière analyse qu’un honnête homme d’ami, qui remplissait loyalement son office et brusquait le dénoûment, la position n’étant, comme on dit, plus tenable.

Après bien des alternatives douloureuses, bien des révoltes et des défaillances, il fut décidé que Goethe accompagnerait Merck dans un voyage sur les bords du Rhin, et qu’on partirait sans différer. Il n’y avait en effet pas une minute à perdre. Malgré tout ce que cette crise étrange pouvait avoir en soi d’élémens factices, l’état qu’elle avait amené offrait plus d’un danger, et persister davantage, c’était aller au-devant d’une passion réelle et désespérée. Il n’y avait donc de salut que dans la fuite. Merck quitta Wetzlar après s’être assuré que Wolfgang viendrait le rejoindre à Coblentz, et le 11 septembre 1772 l’amant de Charlotte s’éloigna résolument du centre d’une affection avec laquelle il fallait rompre. Il n’y eut point d’entrevue dernière, point d’adieux : Goethe détestait ce genre de scènes, et ne faillit pas cette fois à la conduite qu’il avait tenue dans ses liaisons précédentes, à Leipzig par exemple, lorsque peu de temps auparavant il s’était séparé de