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a dit Goethe, n’a exercé sur ma vie une plus grande influence que cet homme. » Merck en effet a sa place marquée dans l’histoire littéraire de son temps, et sa correspondance témoigne à chaque page de l’action salutaire qu’il eut par sa critique sur des esprits de beaucoup supérieurs au sien quant aux facultés productives. Un coup d’œil prompt et sûr, un jugement imperturbable, telles étaient ses principales qualités. « Vous aviez beau lui vouloir donner le change, il ne s’y trompait pas, et rien ne pouvait vous défendre contre sa damnée pénétration[1]. » Critique sans peur et sans reproche, il remplissait son office avec un zèle impitoyable, amer, et ses conseils, il faut le dire, se ressentirent toujours plus ou moins de cette bile qui le dévorait et le poussa lui-même au suicide. Cependant, comme ses vues étaient justes, ses intentions honnêtes et loyales, il arrivait que cette âpre causticité, cette rude sécheresse qu’il affectait dans la forme, ne nuisaient en somme qu’à lui en le faisant cordialement exécrer de ses meilleurs amis, et cela au moment même où il leur rendait service. C’est ce qui par deux fois lui arriva avec Goethe, dont la mauvaise humeur survécut, et qui, dans un portrait évidemment entaché de malveillance, le surnomma plus tard : Méphistophélès-Merck.

À tout prendre néanmoins, la conduite de cet atrabilaire personnage fut ici, comme à Strasbourg, sincèrement amicale, et l’idée que Merck se formait des conditions particulières auxquelles génie oblige ne lui permettait pas d’en tenir une autre ; il s’en fallait d’ailleurs que les circonstances fussent les mêmes, et Goethe n’était nullement vis-à-vis de Charlotte dans la position où deux ans plus tôt il s’était trouvé vis-à-vis de Frédérique. Si à Strasbourg, en présence d’une jeune fille amoureuse et parfaitement libre de se marier à qui lui plaît, la question de génie était seule en jeu, à Wetzlar les choses devenaient plus graves, et l’honneur allait se trouver compromis. En s’engageant de parti pris dans cette incroyable aventure avec une personne qui, tout en pouvant laisser parler son cœur, n’était plus en état de disposer de sa main, Goethe, cela va sans dire, n’avait aucunement songé aux conséquences. À vingt ans, qui songe aux conséquences ? D’ailleurs l’impossibilité même de ces amours n’est-elle point la meilleure des sauvegardes ? On jouait avec le feu, quitte à l’éteindre dès que le danger commencerait, et le danger était déjà là qu’on n’en soupçonnait même pas l’existence ; puis, lorsque la vérité avait éclaté dans tout son jour, lorsqu’on voyait ce qu’il était advenu de ce feu de paille, au lieu de s’enfuir tout effarés, l’un par ici, l’autre par là, on continuait paisiblement la promenade au clair de lune, la jeune fille se disant : « Il m’aver-

  1. Goethe, Aus meinem Leben, p. 165, t. 1er .