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cœur qui s’estiment ce qu’ils valent. On dirait une sœur entre ses deux frères, et cependant il s’agit d’amour, d’un sentiment qui d’ordinaire n’accepte guère les partages. Charlotte également les aiment-elle tous les deux ? Elle n’en aime aucun. S’il était simplement question de la Charlotte de Werther, j’inclinerais à croire que c’est du côté de Wolfgang que sont ses préférences ; mais qu’on y pense, la personne dont il s’agit n’est pas à ce point sentimentale, et ce n’est pas à son image que sont empruntés divers traits romantiques sous lesquels le poète nous a représenté son héroïne. Avec beaucoup d’enjouement dans le caractère, la Charlotte de Wetzlar a plus de gravité ; l’idée austère du devoir s’allie chez elle aux grâces juvéniles, à la familiarité du maintien. Je ne jurerais point qu’il n’y ait pas eu, en tout ceci, quelque prédilection, quoique bien légèrement nuancée, et que son cœur, tout en croyant tenir la balance égale entre les deux, n’ait, peut-être à son propre insu, penché pour le beau, l’intelligent, le radieux Wolfgang : les femmes ont l’instinct des prédestinations. Toutefois ce sentiment, de quelque nom qu’on le nomme, s’il fut plus que de l’amitié, s’il fut même de l’amour, n’alla point jusqu’à la passion, et quand elle épousa Kestner, la flamme s’en confondit sans les altérer dans les pures et chastes émotions du bonheur conjugal. En de pareilles conditions, la jalousie, on le voit, n’avait que faire, non plus que la vanité, la basse rancune ou la coquetterie. Étaient-ce des rivaux ? Y eut-il un vainqueur, un vaincu ? Celle qu’on adorait songeait-elle à s’enorgueillir de son triomphe ? Pas une pensée, pas un sentiment qui ne fût en commun. « Une harmonie d’abord à deux, puis à trois, — un commerce dont on n’a peut-être pas vu d’autre exemple dans l’histoire des êtres ! » je cite les propres paroles de Goethe, qui compare cette existence « à une vraie idylle allemande dont l’heureuse contrée qui nous environnait était comme la prose, tandis que la pureté de nos affections en fournissait la poésie. »

Vers le milieu de l’été, Wolfgang dut se séparer momentanément du cercle affectionné de Wetzlar pour faire une excursion à Giessen, petite ville universitaire du voisinage, où se trouvaient rassemblés en une sorte de congrès littéraire les trois principaux rédacteurs du Journal des Savans de Francfort : Schlosser, qui venait de se fiancer à sa sœur Cornélie, Merck, et le professeur Hoepfner. Goethe et Hoepfner, bien que correspondant l’un avec l’autre depuis plusieurs mois, ne se connaissaient pas personnellement, et ce fut pour notre joyeux pèlerin une occasion de lui jouer un tour de son métier. On sait quel goût avait notre héros dans sa jeunesse pour les mascarades et les scènes de comédie jouées au naturel. Il se déguise en étudiant voyageur (le futur étudiant de Faust, si vous voulez), et vient s’asseoir, moitié vantard, moitié lourdaud, à la table où