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bourgeoises et débonnaires, d’un certain fonds d’érudition, et médiocrement préoccupé du train dont va le monde[1]. » Ainsi nous le dépeignent les mémoires du temps, avec lesquels Goethe se trouve en parfait accord lorsqu’il nous le donne pour un personnage « calme et circonspect, d’esprit judicieux et ne déviant jamais dans ses actes comme dans ses discours de la règle qu’il s’était posée. » Son zèle intelligent, son aptitude imperturbable, lui avaient acquis l’intérêt de ses supérieurs, et pour compléter la situation qu’un avenir prochain lui promettait, il venait de se fiancer avec la seconde fille de l’intendant Buff.

Charlotte avait alors quinze ans à peine, et l’auteur de l’écrit contemporain que je citais tout à l’heure nous la montre comme une personne svelte, blonde, avec des yeux bleus, d’un naturel ingénu et de tout point aimable. Elle était de celles qui semblent moins faites pour allumer dans quelques cœurs le feu des passions que pour se concilier, leur vie durant, la sympathie et la bienveillance de tous les honnêtes gens. À la mort de sa mère, elle avait pris d’une main ferme la direction de la maison, et la manière dont elle avait consolé et soutenu son père, élevé ses jeunes sœurs, ne pouvait que mettre devant les yeux de l’époux qu’elle choisirait la perspective des plus douces félicités domestiques. Élégante sans recherche, gracieuse sans coquetterie, elle était, pour ainsi dire, détachée d’elle-même et passait à observer le monde le temps que les autres perdent dans le culte et l’adoration de leur petite personne, ce qui faisait que, tout en n’ayant pas lu beaucoup de livres, elle possédait un grand fonds de sagesse et d’instruction.

Kestner avait l’âme simple et confiante : dès que vous lui plaisiez, il vous prenait par la main et vous conduisait à sa fiancée, et comme ses paperasses le clouaient incessamment à son bureau, il ne voyait aucun mal à ce que Charlotte, pour se récréer des soins du ménage, entreprît de longues promenades et fît des parties de campagne avec des jeunes gens et des jeunes filles. Ce fut ainsi que Goethe s’introduisit dans l’intimité de cette aimable enfant, dont l’influence ne tarda pas à le charmer. Diverses poésies renferment le secret de ces suaves émotions, de cette heure ineffable où le cœur parle au cœur pour la première fois. Un soir, on s’était égaré du côté des ruines de Karlsmund : en arrivant au pied de la tour croulante, nos deux promeneurs s’assirent et causèrent longtemps au clair de la lune. Nulle oreille indiscrète n’épiait leurs confidences, mais de ce qu’ils se dirent, si vous voulez savoir quelque chose, lisez l’adorable pièce intitulée Elysium et dédiée à Uranie, pseudonyme sous lequel se dérobe une amie de Charlotte. Parmi les fugitives poésies

  1. Voyez la Justification du jeune Werther, Francfort 1775.