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lité inouïe avec laquelle la France change ses conditions d’exister et de penser ; nul effort, nulle tension des caractères, nul lent recueillement de ses forces, nul calcul préalable des difficultés de l’œuvre à accomplir ou de l’énergie de résistance qu’elle rencontrera. Comme un habile artiste qui sur son instrument parcourt avec le même indifférent enthousiasme toute la gamme des sentimens humains, le génie français passe sans transition d’un ordre d’idées à un autre avec une aisance qui confond le contemplateur, le remplit d’admiration, et en même temps l’alarme et quelquefois même le révolte. On admire la souplesse d’intelligence du peuple chez lequel de telles métamorphoses peuvent s’accomplir, on tremble pour sa conscience, on s’indigne de son facile oubli et de son apparente ingratitude. Chez les autres peuples, le temps est nécessaire pour opérer les révolutions politiques et morales ; on les voit poindre, se développer lentement, se greffer sur le passé ou usurper peu à peu sa place ; on saisit le point de transition d’un fait ou d’une idée à un autre fait ou à une autre idée. En France, rien de semblable ; on passe de Bossuet à Voltaire sans préparation et sans transition marquées ; tour à tour chevaleresque, bourgeoise, monarchique, catholique, révolutionnaire, athée, industrielle, la France porte chacun de ces costumes avec une aisance telle qu’on croirait qu’elle n’a jamais porté que celui-là, et joue chacun de ces rôles avec une telle perfection de sincérité, qu’on est tenté de croire que le dernier est réellement le seul qui lui convenait. On dirait l’âme d’un sceptique supérieur indifférent à toutes choses, parce qu’il les comprend toutes également, ou d’un épicurien transcendant aimant le changement par plaisir et la variété par goût des contrastes, ou encore l’âme d’un artiste pour qui les choses sont bonnes et morales selon le parti qu’il en peut tirer et les émotions qu’elles lui procurent. Il n’en est rien cependant, et ce génie français, si propre à déconcerter ses amis et ses ennemis, s’élève bien au-dessus de telles interprétations.

Ce n’est pas en France que le génie français a été le mieux jugé ; nous nous moquons très souvent des jugemens des étrangers sur notre compte, mais ils en savent sur nous plus long que nous-mêmes. Nous nous accordons des qualités et jusqu’à des défauts qui ne sont pas les nôtres. Ainsi il est généralement tenu pour certain que le peuple français est un peuple pratique et de bon sens, et cela est vrai dans une certaine mesure, mais dans quelle mesure ? Nous sommes pratiques, si l’on entend par ces mots une certaine tendance à réaliser en fait nos rêves les plus fuyans ou nos pensées les plus abstraites ; nous ne le sommes pas, si l’on entend par être pratiques conformer sa conduite aux faits existans, et former ses pensées d’après l’expérience extérieure. Il est également admis que