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ranski a dessiné ici même quelques traits des mœurs populaires et religieuses de la Russie. L’auteur de Xenia Damianovna et de la Pokritka, ardemment dévouée à son pays natal et à la religion de sa race, avait aussi les plus vives sympathies pour la France. C’est en français qu’elle avait publié ses écrits, c’est par la France qu’elle espérait faire connaître à l’Europe maintes particularités charmantes de l’esprit slave. On ne sait guère de la Russie que son histoire politique, on sait la biographie des tsars, le rôle de certains personnages éminens, les révolutions de palais au XVIIIe siècle, le caractère général de l’aristocratie : Mme  de Bagréef-Spéranski voulait peindre le peuple. C’était la contre-partie des tableaux ordinairement consacrés à la Russie ; ces études sur la vie des campagnes, ces peintures du paysan et du serf auraient réconcilié l’opinion (elle l’espérait du moins) avec ce pays russe qu’elle aimait d’un amour à la fois si enthousiaste et si attristé. Son âme chrétienne, instruite à l’école de la résignation, n’était pas faite pour les polémiques ardentes. Elle eût cru manquer aux devoirs du patriotisme en attaquant des hommes et des choses qu’elle réprouvait ; elle se contentait de plaider devant l’Europe la cause de la nation russe. Elle était bien la fille de ce comte Spéranski, dont les classes populaires en Russie et en Sibérie ont conservé un si touchant souvenir. Initiée de bonne heure aux plus douloureuses épreuves de la vie. Mme  de Bagréef-Spéranski semblait appelée naturellement à la tâche dont elle s’était chargée. Hélas ! cette œuvre, préparée par tant d’études et de voyages, elle commençait à peine à la réaliser, elle était heureuse de donner une forme vivante à ses méditations, l’amour de l’art s’unissait plus vivement chaque jour à ses sentimens patriotiques et religieux, et c’est à cette heure décisive que la mort est venue la frapper. Il reste du moins de précieux témoignages de sa pensée ; le dessin de l’œuvre qu’elle projetait est déjà visible dans ses premières ébauches. On réimprime en ce moment les Pèlerins russes à Jérusalem, un volume inédit de ses nouvelles va paraître dans quelques semaines, et Mme  de Bagréef-Spéranski a laissé d’autres manuscrits confiés à des mains pieuses. La publication de ces divers ouvrages sera peut-être un jour pour nous une occasion de tracer avec plus de détails cette grave et religieuse physionomie. Le nom de Spéranski, éteint désormais avec elle, appartient à l’histoire.

Mme  de Bagréef-Spéranski habitait Vienne depuis quelques années. Son salon y réunissait l’élite de la société littéraire et du monde politique ; à l’hospitalité slave et allemande elle joignait la grâce de la causerie française. L’influence qu'elle exerçait autour d’elle était douce autant que sérieuse, et je n’écris pas une phrase banale en disant que sa mort est un deuil de famille pour tous ceux qui l’ont connue. La Russie, dont elle a été jusqu’à son dernier jour un serviteur si digne, lui donnera une place auprès du comte Spéranski parmi les meilleurs de ses enfans. L’Allemagne du midi, où elle a trouvé une seconde patrie, se souviendra longtemps de l’éclat qu’elle a jeté sur la société viennoise. Nous lui devons aussi un souvenir : Mme  de Bagréef-Spéranski a emprunté à la France son idiome et maintes inspirations généreuses. Saint-Rene Taillandier.