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secret du mémorable discours que Moreau lui-même avait prononcé dans son procès après les plaidoyers de ses défenseurs, M. Garat concevait par l’imagination toutes les choses grandes et généreuses : il exprima vivement au maréchal Lannes son admiration et son amitié pour Moreau, condamné, disait-il, injustement et sans jury. Les paroles du maréchal furent affectueuses et dignes sur ce nom. Après un éloge des grands talens du général, « l’avenir, dit-il, sera le jury de Moreau. Qu’il meure un jour, comme moi, dans les rangs français ! il aura été toujours innocent. » A quatre ans de distance, la mort, par deux blessures identiquement effroyables, devait briser les deux guerriers, mais non pas comme Lannes le souhaitait à Moreau.

Toute la soirée, sous une impression de surprise et de respect, on répéta bien d’autres détails de l’entretien qui prouvaient à quel point le maréchal, dès son ambassade de Lisbonne, avait jeté un regard pénétrant sur les affaires de toute la Péninsule. « Je me conduisais un peu, avait-il dit, en ambassadeur romain auprès d’un roi de Bithynie. Je faisais contribuer ces faibles cours à la dépense de nos grandes guerres, mais je les rassurais, et j’étais convaincu qu’il fallait les laisser en place pour la tranquille soumission du pays, et se bien garder de remuer dans leur honneur et dans leur foi ces nations du Midi qui faisaient la sieste, mais d’où sortiraient des tempêtes contre qui troublerait leur sommeil. Voyez si j’avais tort, voyez ce que donne aujourd’hui l’Espagne pour prix de cette prétention d’avoir partout des rois de notre maison. »

À ce moment d’amertume le maréchal avait fait succéder quelques graves paroles sur le péril imminent du côté de l’Allemagne, la nécessité d’un grand effort, d’une prompte victoire. « Il nous faut, disait-il, déplacer si vite nos forces, qu’on puisse croire qu’elles sont doubles, faire face au midi, frapper au nord. Les armées s’usent promptement à ce jeu, et les chefs n’y durent pas. On ne peut espérer partout la même fortune, et dans ces brusques changemens de front on rencontre vite son dernier champ de bataille. Avec quel profit pour la patrie, pour sa puissance, pour sa gloire, voilà la seule chose qui importe, et je ne la vois pas bien ici. »

C’était avec ce calme de noble tristesse que le maréchal avait quitté les amis que sa présence étonna et charma quelques heures. Pas une autre pensée possible, après son départ, que le raisonnement sur cette guerre, où de si grandes forces allaient se heurter de nouveau, et dont le but, disait-on, était aussi obscur que le péril était grand. Un seul des témoins de cette scène se montrait plein de confiance dans la destinée de l’empereur. « C’est une guerre contre les Daces, disait-il ; ils seront battus, jetés dans le Danube, et nous verrons à, Paris le triomphe de Trajan. »