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et de conduire les chars. Au moment où Karna vient d’être élevé à la royauté, le cocher, son père putatif, parait aux portes de l’arène. Le guerrier rougira-t-il de la rencontre imprévue ? Va-t-il repousser le vieillard qui vient troubler la fête par l’explosion inopportune de sa joie ? Non, dans les sociétés antiques on n’oubliait jamais le respect dû à la paternité, et le poète hindou sait tirer de cet incident une scène pleine de grandeur :

« Alors, la partie supérieure du vêtement tombée à bas, couvert de sueur, tout tremblant, le cocher entre dans l’arène, suffoqué par la rapidité de sa course et essayant de crier. — À sa vue, abandonnant l’arc qu’il tenait, rappelé comme par un ressort au respect que l’on doit à son père, Karna, la tête encore humide de l’onction sainte, incline son front avec humilité. — Couvrant les deux pieds du héros avec le bout de son vêtement, le cocher, vivement ému, prononça cette parole où se peignait son bonheur : — Mon fils ! Puis, embrassant son front, attendri par l’affection qu’il lui porte, il sacra de nouveau par ses larmes la tête du roi d’Anga, tout humide de l’onction sainte. « Ce n’est qu’un fils de cocher, pensa le fils de Pândou, Bhîmaséna, en voyant cette scène, et il dit avec ironie : — Tu n’es pas digne de mourir dans l’arène de la main du prince Ardjouna, ô fils du cocher ; c’est un aiguillon qui te convient, prends-le vite ! Tu ne mérites pas plus de posséder la souveraineté d’Anga qu’un chien n’est digne de lécher le beurre clarifié qui coule de l’offrande ! — Ainsi interpellé, Karna, la lèvre gonflée par la colère, leva le regard en soupirant vers le dieu du jour, son père, alors au milieu du firmament. Aussitôt Douryodhana, doué d’une grande force, s’élance, par l’effet de la colère, du milieu de ses frères groupés comme une touffe de lotus, pareil à un éléphant furieux, et il dit cette parole au terrible Bhîmaséna, debout devant lui : — Ô Ventre-de-Loup, il n’est pas convenable de parler ainsi… Les héros sont comme les fleuves, leur origine est difficile à connaître[1]… »

Quel singulier mélange de grossières apostrophes, d’injures dignes des héros d’Homère, et de hautes pensées comparables pour la noblesse et la simplicité de l’expression à celles que l’on admire chez le grand poète grec ! Dans cette longue scène, on voit se dessiner la physionomie des personnages, on sent vivre aussi une société agitée que le souffle des passions soulèvera comme une mer orageuse. Le dernier rayon de l’âge d’or qui éclairait la terre au temps de Râma s’est obscurci pour toujours. L’humanité s’est accentuée plus fortement, plus librement aussi ; la force se substitue à la pensée, les castes se mêlent, et des bâtards se glissent à travers les grandes familles des rois. Il y a dans toute l’histoire des Pândavas plus de vérité historique, plus de faits acceptables que dans celle de Râma ; seulement le brahmanisme a montré dans la peinture des personnages

  1. Chant de l’Adiparva, lect. 187, vers 5,420 et suiv.