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à la sensibilité, elle est tellement indépendante de la pensée, qu’on peut en conserver le goût et quelquefois le talent dans le plus complet égarement intellectuel.

De la récitation et du chant, on passa à l’arithmétique. Le maître proposa une opération qui n’est pas des plus simples, quoiqu’elle soit des plus élémentaires : une division. On sait que l’illustre Laplace, invité un jour par les élèves de l’École Polytechnique à faire une leçon sur la division, répondit : « Je ne le puis pas, je ne l’ai pas préparée. » Autre chose est sans doute une leçon sur la division, autre chose l’opération elle-même ; mais enfin, si la théorie paraissait difficile à Laplace, il n’est pas très étonnant que la pratique ne soit pas très facile à des aliénés. Ce qui est surtout ici intéressant, c’est le travail de ces intelligences, qui, après tout, n’auraient peut-être pas beaucoup mieux réussi à l’état sain. Celui-ci proposait un chiffre, celui-là un autre ; on tâtonnait, on essayait, on confondait quelque peu les divers momens de l’opération. Enfin, chacun aidant, on atteignit le but : les intelligences s’étaient éveillées, avaient fait effort, et l’effort est le secret de la guérison dans les maladies mentales, comme il est le secret de la sagesse et du bonheur dans la vie.

Un des principaux effets obtenus par les exercices intellectuels, c’est l’obligation pour les aliénés d’agir en commun, de se soutenir les uns les autres, et de diriger leurs travaux vers un même but. Dans une opération arithmétique, bien ou mal faite, chacun est arraché pour un instant à lui-même ; il vit de la vie raisonnable, lors même qu’il raisonne mal, par cela seul qu’il essaie de s’entendre avec ses semblables, de parler leur langue ; d’appliquer des règles convenues et consacrées. L’émulation provoquée par cet exercice est un retour à la sociabilité, si profondément attaquée, nous l’avons vu, par la folie. La divergence d’opinion est elle-même un symptôme d’harmonie. On voit des aliénés qui se proposent les uns aux autres des difficultés, et qui éprouvent un malin plaisir de l’embarras de leurs camarades. C’est encore là un exercice salutaire ; car la raison ne consiste pas à penser tous la même chose, mais à penser différemment d’après des lois communes. Les séances de chant et de musique ont surtout ce grand avantage de forcer à l’accord et à l’unité d’action des volontés qui tendent sans cesse à s’isoler. Le chant en effet, même le plus simple, exige non-seulement une action simultanée, mais une parfaite entente. Il faut absolument que chacun marche d’accord avec les autres, que les voix, les mouvemens, les intonations, les rhythmes, se combinent avec une rigoureuse exactitude. Il est vrai que le rhythme lui-même entraîne en quelque sorte le chanteur, et le force, presque son insu, à une sorte de mesure