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qui pendant toute leur vie ont beaucoup de mémoire et peu de jugement, des savans qui raisonnent admirablement dans les matières abstraites et médiocrement dans les choses de la vie, des poètes et des artistes qui ont une grande imagination et très peu de bon sens, des hommes qui ont beaucoup d’esprit avec l’esprit faux, d’autres pleins de cœur avec une intelligence bornée. Les facultés ne sont donc pas absolument solidaires les unes des autres : l’une peut être faible et l’autre forte, l’une malade et l’autre saine. Il y a surtout une certaine indépendance entre la pensée et le sentiment : celui-ci peut être perverti sans que l’intelligence soit universellement atteinte. La monomanie n’a donc rien de contraire à la nature des choses. On a eu raison peut-être de critiquer et de corriger ce que cette théorie avait d’excessif et de trop rigoureux. L’essentiel subsiste : ce n’est qu’une question de mesure et de degré.

Un des faits qui prouvent le mieux la persistance des facultés intellectuelles dans certains délires, c’est la puissance de dissimulation que l’on rencontre chez quelques aliénés. L’aliéné dissimule son délire, ce qui serait impossible s’il n’en avait pas une certaine connaissance, et s’il ne savait distinguer lui-même ce qui est raisonnable et ce qui paraît fou aux yeux des autres hommes. C’est là certainement le témoignage d’une, grande force d’esprit. Aussi rien n’est-il plus difficile, dans certains cas, que de constater la folie. Un homme placé sous le coup d’une grave accusation fut soumis à l’examen des médecins par la justice, qui avait conçu des doutes sur l’intégrité de son état mental. Il soutint l’interrogatoire avec une habileté et une finesse qui déroutaient tous les pièges. Il aimait mieux passer pour criminel que pour aliéné. Et pourtant, aussitôt qu’il fut à Stéphansfeld, et qu’il cessa de se contraindre, l’état de son esprit ne laissa plus aucun doute. Il entendait des voix qui lui faisaient subir toute sorte de tortures, il était le plus malheureux des hommes. Il fit deux tentatives de suicide. L’aliénation était certaine, et cependant on avait pu en douter. L’aliénation n’embrasse donc pas la totalité des phénomènes intellectuels.

Un autre fait qui vient encore à l’appui de cette thèse, c’est que ces aliénés, qui paraissent si absorbés en eux-mêmes, si entêtés de leurs chimères, si rebelles à toutes les lumières que vous essayez de leur donner sur leur état, ont un sentiment très net et très vif de la folie des autres. Ils voient la paille dans l’œil du voisin, et ne voient pas la poutre qui est dans le leur. « Ne l’écoutez pas, c’est un fou, » voilà une des phrases que l’on entend le plus souvent à Stéphansfeld. Ce phénomène ressemble étrangement à l’aveuglement de la conscience, si éclairée sur les fautes d’autrui, si complaisante pour les nôtres. Cependant, pour juger les actions des hommes, même en