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Il y a toute une classe de sentimens et d’affections qui sont profondément altérés chez la plupart des aliénés : ce sont les affections de famille. On ne peut s’en étonner. La famille est le milieu dans lequel les hommes en général vivent le plus. Les rapports les plus fréquens, les plus nombreux, les plus compliqués, ce sont les rapports du père avec le fils, du fils avec le père, du mari avec la femme, de la mère avec ses enfans. Quelque part que les autres hommes aient dans notre vie, il s’en faut de beaucoup qu’ils nous touchent par autant de côtés que ceux dont nous partageons le toit, et qui nous sont unis par les mille liens du sang, de l’habitude, du devoir, de la reconnaissance et de l’intérêt. Qu’arrive-t-il lorsque la folie atteint et envahit l’âme d’un de nos semblables ? Elle change les rapports des objets ; elle disjoint les associations de pensées déjà formées, elle en crée de nouvelles, elle présente au malade le monde où il vit comme un tableau renversé, elle confond les lignes et les couleurs, elle grossit les objets, elle exagère les impressions, elle suscite des images fantastiques, effrayantes, qui exercent sur l’âme une insurmontable fascination. Or quelles doivent être les premières victimes de ce changement de perspective ? Ceux-là évidemment au milieu desquels nous vivons, et à qui l’imagination prête un rôle dans le drame chimérique où l’aliéné est à la fois spectateur et acteur. L’habitude que nous avons de les mêler à tout ce qui nous intéresse fait qu’ils nous deviennent aussi odieux qu’ils nous ont été chers, parce que, les voyant avec d’autres yeux, nous ne pouvons cependant les voir jamais avec indifférence. De là ces défiances, ces haines, ces jalousies, ces colères tragiques qui viennent succéder aux affections les plus douces ; de là aussi l’extrême difficulté, reconnue par les médecins, de soigner et de guérir l’aliéné au milieu de sa famille ; de là enfin le danger des rechutes, quand, après l’en avoir tenu séparé pour un temps, on le laisse retourner trop tôt auprès d’elle. La chaîne des fausses associations, rompue un instant par une prudente séparation, se renoue en présence des lieux et des personnes au milieu desquels elles se sont formées.

Si les affections de famille sont profondément troublées chez l’aliéné, sont-elles pour cela détruites ? Non sans doute, et chez quelques-uns elles gardent même une force singulière. Une pauvre femme, dont le visage ne trahissait aucun égarement, me paraissait en proie à une morne et profonde mélancolie. — Qu’a-t-elle ? demandai-je. — Elle pense continuellement à ses enfans, me répondit-on. Triste et lamentable maladie qui, en troublant l’intelligence, n’ôte pas toujours le sentiment, qui laisse au cœur de l’homme ses affections les plus vives, et ne lui permet pas de les satisfaire ! Plus heureuse la femme qui, en perdant la raison, perd le sentiment de toutes