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même les personnes de la maison, qu’ils rencontrent chaque jour. Toutes les fois que j’entrais avec le directeur dans une cour ou dans une salle, il en venait toujours quelques-uns autour de nous. La plupart, en passant, serraient la main du directeur, et presque tous le saluaient avec un air de satisfaction ; plusieurs même s’attachaient à nous avec une persistance opiniâtre, et poussaient la curiosité jusqu’à la persécution. Tous, il est vrai, ne manifestent pas une telle expansion et une amabilité si gênante, mais presque tous se montrent joyeux quand on les aborde. Ils sont polis et complaisans, répondent volontiers aux questions, sourient aux plaisanteries qu’on leur fait, et entrent facilement en conversation. S’ils attendent qu’on aille au-devant d’eux, ce n’est pas par répugnance, c’est par indifférence, indifférence dont la cause est dans leur extrême préoccupation.

À vrai dire, les aliénés sociables ne le sont guère qu’avec les personnes raisonnables : ils le sont très peu entre eux. La folie s’entend beaucoup mieux avec la raison qu’avec la folie elle-même. Le motif en est facile à pénétrer. La raison comprend la folie ; elle a pour elle des condescendances, des conseils, des consolations ; elle l’écoute, elle la détourne, elle la dirige, et c’est ainsi qu’elle l’attire à elle. De plus, la folie sent instinctivement la supériorité de la raison : elle éprouve le besoin de se justifier, de se démontrer, de s’étaler, et la raison s’y prête par cela même qu’elle est supérieure. Au contraire, que la folie se rencontre avec la folie, il y a bientôt des chocs, des incohérences, des incompatibilités. La folie repousse la folie, elle est attirée par la raison, comme l’un des pôles électriques est repoussé par son semblable et attiré par son contraire[1].

  1. Il y a cependant des exceptions à la règle que nous posons ici. Des rapports de sociabilité peuvent exister même entre des aliénés. À l’une des visites que je fis à Stéphansfeld, je vis deux malades qui jouaient au piquet et deux autres qui regardaient le jeu. Ce fait si simple prouve manifestement qu’il peut y avoir entre les aliénés un accord, une communauté d’action : on ne peut jouer à un jeu sans que la pensée de l’un s’entende et marche d’accord avec la pensée de l’autre. Quant à ceux qui regardent, je suppose qu’ils n’entendent pas le jeu : peu importe. Ils regardent, donc ils s’intéressent ; ils s’intéressent à une action qui leur est étrangère ; ils cessent de penser à eux-mêmes. Il y a là le germe d’une société. Les aliénés, dit-on, ne conversent pas entre eux : cela est vrai en général, mais non pas absolument. J’en ai vu qui causaient et qui se répondaient l’un à l’autre. Comment ces intelligences déréglées parviennent-elles à se comprendre ? par quel angle se rejoignent-elles ? Il semble qu’il y ait là quelque chose qui justifie l’hypothèse d’Épicure : des milliers d’atomes jetés dans l’espace finiront par se rencontrer et s’accrocher les uns aux autres ; ainsi de ces myriades d’idées fausses qui peuplent les asiles d’aliénés : quelques-unes, se rencontrant avec d’autres, pourront donner naissance à quelque chose qui aura l’air d’un tout et d’une suite. Toutefois, en réfléchissant, je crois voir là autre chose que le hasard : j’y vois la conformité primitive et naturelle de l’intelligence chez tous les hommes, conformité dont il reste encore quelques vestiges dans une commune aberration.