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sont les facultés de l’esprit que la folie atteint le moins profondément ?

Le sentiment de sociabilité est un de ceux que la folie semble altérer le plus, et l’un des caractères les plus frappans de l’aliénation mentale, c’est la tendance à l’isolement. Dans cette cour, où se réunissent quarante, cinquante aliénés, il semble que pas un ne songe à son voisin. L’un crie, chante, rit : personne ne l’écoute, et il ne parle à personne ; un autre, livré à ses pensées solitaires, ira d’un arbre à l’autre, tournera sur lui-même par un mouvement circulaire, et, comme un animal enchaîné, fera cent fois, mille fois de suite le même mouvement, sans qu’aucun autre songe à remarquer ou à arrêter cette promenade monotone. L’un restera toute la journée assis et accroupi dans un coin : il est sûr de ne pas être dérangé, si le directeur ou le médecin ne vient secouer son engourdissement. Quelquefois l’un semble parler à l’autre ; mais en approchant vous apercevez bientôt que le premier se parle à lui-même, et que le second ne l’écoute pas. L’un fait des extravagances, un autre rit à côté de lui : vous croyez peut-être qu’il rit des folies, de son voisin ; non, il rit de ses propres pensées, peut-être même ne rit-il de rien, et son rire stupide n’est que le symptôme d’une incurable démence. À une des leçons de clinique organisées à Stéphansfeld par le médecin en chef, un malade racontait son état, et il le faisait avec beaucoup d’esprit et de gaieté : une jeune fille maniaque était là qui riait aux éclats, et je crus un instant qu’elle riait de ce qu’elle entendait. Quand vint son tour d’être interrogée, je fus bien détrompé : la pauvre enfant ne pouvait pas répondre à une seule question, même la plus simple ; elle riait comme elle eût pleuré, par une impulsion automatique et irrésistible.

Faut-il attribuer cet isolement des aliénés à une véritable antipathie pour la société ? Cela peut être vrai dans certains cas. La misanthropie, l’hypocondrie, la manie-suicide, la panophobie (crainte universelle) sont accompagnées en général de cette aversion pour la société. Ce sont là néanmoins des espèces particulières de folie : ce n’est pas la folie tout entière. Or la folie en elle-même n’est pas précisément insociable : elle ne l’est qu’accessoirement. L’aliéné est trop préoccupé de ses propres pensées pour songer à son voisin et s’entretenir avec lui. Ce n’est pas qu’il ait horreur de la société : beaucoup de faits prouvent le contraire ; mais il n’a pas la force d’en jouir. Esclave de son imagination, il oublie où il est, avec qui il est, il s’oublie lui-même ; sa seule société, c’est ce moi imaginaire dont il caresse les chimères et dont il subit les passions.

La sociabilité est si peu en contradiction avec la folie, que les aliénés aiment à recevoir des visites, à voir des personnes étrangères et