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magnifiquement travaillée ; le goût de la parure perce jusque dans les ornemens du guerrier. Lucius Verus fut ce qu’on appelle aujourd’hui un viveur, mais un viveur méchant, et cette méchanceté donne quelque chose de sombre à la figure de ce bellâtre. Ingenii asperi utque lascivi, dit l’épitomé des Césars d’Aurelius Victor ; son naturel était rude et vicieux. Cette rudesse lui prêtait un certain air de franchise qui avait trompé Antonin. Il y a de ces hommes au fond pervers dont, parce qu’ils ont avec cela quelque brutalité, on dit : C’est un bon enfant. Tel paraît avoir été Lucius Verus. Comme tant d’autres mauvais empereurs, il eut de bons commencemens, il étudia sous les mêmes maîtres que Marc-Aurèle, et on a de lui quelques billets à Fronton qui sont d’un disciple reconnaissant ; sa bonne grâce était un peu intéressée, il est vrai, car il désirait que le célèbre rhéteur écrivît ses campagnes et offrait de lui envoyer des mémoires. Associé à l’empire, le pouvoir absolu, ce poison pour lequel il n’est d’autre antidote qu’une sagesse ou une vertu surhumaine, le déprava. Contenu par son collègue Marc-Aurèle, il ne put faire tout le mal dont il était capable, et se borna à être un détestable sujet. Aimant la table comme Vitellius, le cirque et les gladiateurs comme Caligula et Domitien, il se sentit trop mauvais poète pour vouloir faire applaudir ses vers comme Néron. Il se borna à courir, ainsi que lui, sous un déguisement les aventures nocturnes. Nul doute que s’il eût régné seul, il n’eût marché sur les traces de ces monstres. On prétendit qu’il avait été empoisonné par Faustine pour avoir révélé à Lucille, fille de l’impératrice et femme de Verus, une liaison qu’il aurait eue avec sa belle-mère. Faustine n’eût pas été si susceptible, je pense ; elle ne mettait pas tant de mystère dans ses amours. D’autres disaient qu’une passion incestueuse de Verus pour sa propre sœur avait excité la jalousie de Lucille. Ces bruits montrent l’opinion qu’on avait de lui, mais ne paraissent avoir eu d’autre fondement que sa perversité bien connue. La vérité, c’est qu’après avoir fait la guerre aux Parthes, sans quitter Antioche, où il resta plongé dans les débauches, tandis que ses généraux gagnaient des batailles, et d’où il revint triompher à Rome, Verus, emmené par Marc-Aurèle dans une expédition en Pannonie, mourut dans sa voiture frappé d’une attaque d’apoplexie, dont sans doute sa vie crapuleuse était la cause. Quand on voit les bustes ou les statues du beau Lucius Verus, il faut se souvenir de tout cela.

Marc-Aurèle, qui avait été époux trop aveugle, fut père trop indulgent. Il laissa l’empire à Commode, il le recommanda en mourant aux soldats, et cependant il connaissait la perversité de son fils : il en était venu à désirer que ce fils mourût, et lui-même, dit-on, se laissa mourir de faim, désespéré d’avoir un tel successeur.