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Les études de M. Taine sur les philosophes français du XIXe siècle, souvent spirituelles, quelquefois amusantes, sont bien rarement sérieuses. Il essaie de nous égayer aux dépens de Royer-Collard, de Maine de Biran, et néglige d’exposer clairement ce qu’ils ont pensé, ce qui était pourtant son premier devoir. En parlant de Théodore Jouffroy et de M. Cousin, il n’a pas plus de gravité, et lorsqu’enfin il tente de caractériser les origines de la philosophie nouvelle, la légèreté de son langage contraste singulièrement avec la nature du sujet. Il dit au lecteur comme pourrait le dire un bel esprit aux désœuvrés rassemblés dans un salon : — La philosophie nouvelle a réussi parce qu’elle donnait satisfaction au goût public. La France était éprise de morale et de mots abstraits. La philosophie éclectique contentait ces deux passions. Il ne faut pas chercher ailleurs la cause de son triomphe. — Cette explication peut sembler charmante dans un salon ; elle doit paraître insuffisante dans un livre. Les hommes qui suivent d’un œil vigilant le développement et les transformations de la pensée publique seront fort étonnés d’apprendre que vers 1815 la France aimait d’un amour passionné la morale et les mots abstraits ; ils ne s’étaient pas avisés de cette découverte. Voilà deux modes, deux engouemens qui n’étaient pas encore signalés.

Je suis très loin d’accepter comme vraies toutes les parties de la philosophie éclectique. Son indulgence pour le passé m’inspire une légitime défiance. En oscillant de l’Ecosse à l’Allemagne, elle s’est donné plus d’un démenti ; mais elle a remis en honneur le spiritualisme, et quoiqu’elle ait négligé de déduire toutes les conséquences de cette restauration, elle a pourtant droit à la reconnaissance des esprits élevés et des cœurs : généreux : elle a préparé la moisson qui sera recueillie par la génération prochaine. M. Taine, l’accuse de n’avoir rien fait pour l’organisation de la science : le reproche n’est peut-être pas sans fondement ; mais si la philosophie n’a pas institué des méthodes nouvelles dans l’exploration de la nature, la philosophie n’est pas la seule coupable. Tandis que les hommes livrés à l’étude des facultés humaines déduisent les lois morales de la nature de ces facultés et s’élèvent jusqu’à la notion de Dieu pour donner une sanction à ces lois, les hommes livrés à l’étude du monde négligent trop souvent, comme inutile à leurs investigations, la notion de Dieu, et parlent très légèrement de l’analyse des facultés humaines. Ceux qui se donnent pour savans demeurent étrangers à la philosophie, ceux qui se donnent pour philosophes demeurent étrangers à l’étude du monde. Tant que ce divorce entre la philosophie et la science ne sera pas aboli, la science et la philosophie seront toujours incomplètes, je ne dis pas dans le sens absolu, —