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qui l’ont sillonnée pour la pierre qui la remplace ; le chêne fendu par la cognée du bûcheron ne dit pas ce qu’il a souffert au chêne qui demeure debout. Seul dans la création, l’homme s’abuse sur la valeur de ses actions ; il écrit ses douleurs et ses joies pour ceux qui viendront après lui. Étrange illusion, singulière démence ! La doctrine de Spinoza réduit à néant son orgueil. Les événemens accomplis sous nos yeux n’ont rien à démêler avec notre volonté ; les révolutions qui ont changé la face du monde ne sont ni l’honneur ni la honte des générations venues avant nous. Tout ce qui s’est fait devait se faire ; il n’y a de responsabilité ni pour les individus ni pour les nations, et comme tout est nécessaire, le progrès n’est qu’un vain mot. La notion d’un Dieu unique n’est pas supérieure au polythéisme. S’il en était autrement, pourquoi la substance divine, dont les modes ont les formes diverses des êtres animés ou inanimés, aurait-elle tardé si longtemps à révéler son unité ? La civilisation grecque ne vaut pas mieux que la civilisation indienne ou égyptienne. Le moyen âge n’est pas une ère de ténèbres et de confusion, La philosophie de Platon n’a pas agrandi le champ de la spéculation ; les prêtres de Memphis en savaient autant que lui. Les bûchers, allumés en Europe pour assurer la durée de l’orthodoxie n’étaient pas un attentat contre la liberté de conscience ; la superstition cruelle n’était pas un outrage à la religion.

La doctrine de Spinoza, en posant la nécessité comme loi suprême, supprime toute discussion sur la Providence divine et la volonté humaine. On n’a plus à rechercher comment ce que Dieu prévoit s’accorde avec nos vœux, avec nos espérances, avec nos efforts. Contens ou mécontens du sort qui nous est fait, nous n’avons qu’un devoir : accepter notre sort. L’histoire est un jeu d’enfans, un passe-temps bon tout au plus à tromper l’ennui des oisifs. Les grandes actions célébrées par les plus beaux génies de la Grèce et de l’Italie, qui ont ému notre jeunesse, n’ont pas plus de valeur que les contes de fées. Hier, aujourd’hui, demain, trois momens de la durée qui ne relèvent ni de l’homme, ni de Dieu. L’histoire n’est pas, comme l’ont dit quelques rêveurs, la conscience du genre humain. À quoi bon évoquer le souvenir du passé ? à quoi bon garder la trace du présent ? à quoi bon essayer de prévoir l’avenir et tenter de le faire meilleur que le présent ? La loi suprême posée par Spinoza condamne la mémoire aussi bien que la prévoyance ; le passé ne nous apprend rien, le présent ne prépare pas l’avenir. S’il n’y a de vrai que la nécessité, il n’y a de sage que la résignation et l’immobilité. Qu’on ne vienne plus nous dire que la philosophie éclaire l’histoire, que l’histoire à son tour est un commentaire vivant pour la philosophie. La doctrine de Spinoza fait justice de ce double mensonge. Comment les faits viendraient-ils justifier les idées, puisque les idées ne