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abnégation, franchise, perfidie, n’ont rien à démêler avec la loi morale inventée par les rêveurs. Dieu ne gouverne pas les choses et les êtres vivans, il se confond lui-même avec les choses, et l’homme, qui dans les âges d’ignorance se prenait pour le roi de la création, qui se croyait appelé par Dieu à régir le monde en obéissant à des lois instituées avant sa venue, l’homme n’est qu’une chose dépourvue de liberté, de volonté, comme la pierre, la feuille et le fleuve.

Toutes les conséquences que j’énonce se trouvent renfermées dans la doctrine de Spinoza. Que les disciples du philosophe hollandais les répudient ou les acceptent, peu nous importe. Les prémisses une fois posées, la conclusion est inévitable. Pour nier la conclusion, il faut commencer par nier les prémisses. Dès que Dieu n’existe plus en dehors du monde, il n’a plus aucune valeur logique ; le rôle que la raison lui assigne devient un rôle impossible, et si Dieu, absorbé dans le monde, dépourvu de personnalité, n’est plus capable de juger nos actions, il n’y a plus parmi nous ni crimes, ni vertus. L’homme se confond avec le monde comme Dieu lui-même, et n’a plus aucun droit de prévoir ou de vouloir ; le bras du meurtrier frappe sa victime comme la foudre frappe le chêne. Quand la foudre demeure impunie, de quel droit la justice humaine voudrait-elle punir le meurtrier ? Si la doctrine de Spinoza est l’expression de la vérité, la religion et la morale se résument dans ce seul mot : immobilité. Nos affections et nos haines appartiennent à Dieu, qui ne s’appartient pas, puisque l’air que nous respirons est Dieu, puisque le vent qui soulève les flots est Dieu, puisque Dieu ne peut refuser l’air à nos poumons, ni défendre aux voiles des navires de se gonfler sous la brise. Nous vivons en Dieu comme Dieu vit en nous ; en d’autres termes, la vie divine et la vie humaine sont de pures visions. La seule manière de témoigner notre piété envers l’ordre établi, qui n’est pas œuvre divine, car Dieu est obligé de le subir comme nous le subissons, c’est de nous abstenir de toute volonté, de tout projet, de toute espérance. Tout ce qui ressemble à une aspiration vers la liberté est une protestation contre l’ordre établi. Dieu impersonnel, enchaînement fatal des événemens, néant de la volonté humaine, trois termes qui sont unis entre eux par un lien logique. Il n’y a pas d’argument qui puisse réfuter cette formule. La doctrine de Spinoza est donc une des plus dangereuses qui se soient produites dans l’histoire de la philosophie. Pour l’accepter, pour la préconiser, il faut fermer les yeux à l’évidence ; ne pas sentir qu’elle mène à l’immobilité, c’est ne pas la comprendre ; vanter les prémisses comme excellentes et reculer devant la conclusion, c’est désobéir à tous les enseignemens de la logique. Doctrine sensualiste, doctrine panthéiste, doctrine fataliste, trois formes d’une même idée