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spirituelle. Ce qui manque trop souvent, c’est le bon sens et le savoir. S’attacher à ces deux points négligés par la multitude est peut-être la méthode la plus sûre pour se placer parmi les écrivains originaux. Étudier sans cesse, ne jamais croire qu’on en sait assez, qu’on peut se croiser les bras et attendre sans inquiétude les questions qui se présenteront, c’est déroger aux habitudes consacrées, je suis bien forcé de l’avouer ; mais ce n’est pas une maladresse. Les hommes d’esprit, qui se comptent par centaines, dont la parole n’hésite jamais, ne vivent pas longtemps dans la mémoire de leurs contemporains. Ils amusent, ils ne persuadent pas, et ce qu’ils ont dit ne laisse aucune trace. M. Taine ne s’est pas laissé tenter par les applaudissemens qui leur sont prodigués, et je crois qu’il a pris le bon parti. Les questions littéraires paraissent aujourd’hui languir, Les esprits qui s’en occupent de bonne foi sont trop faciles à compter, Le moyen de les rajeunir, de les renouveler, c’est d’invoquer en toute occasion l’histoire et la philosophie, la connaissance des faits accomplis, la connaissance des idées éternelles qui expliquent le passé, qui serviront à l’explication de l’avenir. C’est une méthode laborieuse, mais qui n’a pas de quoi effrayer M. Taine, Qu’il expose, qu’il popularise les vérités enseignées dans l’école, et que la foule ne connaît pas ou connaît confusément, les auditeurs ne se presseront pas autour de lui dès le premier jour. Qu’il persévère, qu’il n’abandonne pas le domaine de la discussion sérieuse, et ceux qu’il aura d’abord étonnés accepteront plus tard son avis avec confiance. S’il voulait se ranger parmi les hommes d’esprit et tenter la fortune en amusant la foule, il perdrait d’emblée le fruit de ses études et ne serait pas sûr de réussir. Pour écrire d’une plume alerte vingt pages qui n’enseignent rien et qui plaisent par leur inanité, il est très important de ne rien savoir. Quand on a le malheur d’avoir étudié pendant une vingtaine d’années les vérités conquises par le travail de l’intelligence humaine, on se débarrasse difficilement de ses souvenirs. On manque de hardiesse, parce qu’on s’est habitué à ne jamais parler sans savoir ce qu’on veut dire. Ceux qui ne savent rien, qui se vantent d’avoir oublié ce qu’ils n’ont pas appris, marchent d’un pas rapide, et se montrent d’autant plus téméraires qu’ils ne sont pas arrêtés par la conscience de leur ignorance.

Quoique les pages écrites par M. Taine ne soient pas encore très nombreuses, on peut dès à présent pressentir ce qu’il vaut et caractériser très nettement les idées qu’il essaie de faire prévaloir. Sa pensée s’est déjà produite sous trois formes, critique philosophique, critique historique, critique, littéraire ; mais l’ordre que j’indique ici n’est pas l’ordre qu’il a suivi, et je l’exprime sans tenir compte de la succession de ses travaux, pour marquer plus clairement la filiation