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attendre. A-t-il conquis l’autorité ? Ceux qui aiment son talent, et je suis du nombre, peuvent se permettre d’en douter. Que lui manque-t-il donc ? Ce n’est pas la clarté du langage, car il explique très nettement sa pensée. Ce n’est pas le choix des argumens, car il possède une mémoire enrichie par de nombreuses lectures, et quand il lui plaît de chercher dans le passé l’origine de l’avis qu’il expose, il n’éprouve ni embarras, ni hésitation. Il a feuilleté la Grèce et l’Italie, la France et l’Angleterre, et il s’oriente sans effort parmi les générations qui ont disparu. Pourquoi donc sa parole, toujours écoutée, n’obtient-elle pas toujours l’approbation de ses auditeurs ? Pour ceux qui ont suivi M. Taine depuis le jour de son début jusqu’au jour présent, l’explication n’est pas difficile à trouver : il ignore la valeur de la modération. S’il n’est jamais violent dans la forme, il apporte souvent dans ses jugemens une extrême dureté. Lorsqu’il rencontre une idée vraie, il ne se contente pas d’en user, il en abuse. Avoir raison ne lui suffit pas, il veut triompher, et comme il n’a pas toujours raison, car ce privilège n’appartient à personne, comme il lui arrive de se tromper malgré le nombre et la variété de ses études, après avoir excité l’étonnement en poussant trop loin ses avantages, il excite le dépit en se glorifiant d’un triomphe imaginaire. Plus modeste et plus modéré, il réunirait sans peine de plus nombreux suffrages. S’il persévère dans la voie où il s’est engagé, je crains fort qu’il ne s’amoindrisse au lieu de grandir.

Je sais que cet avis pourra sembler singulier dans ma bouche, car un grand nombre de lecteurs sont habitués à croire que je manque de modération et de modestie. Les bonnes âmes diront que je n’ai tiré aucun profit des paraboles de l’Évangile, que j’aperçois un fétu dans l’œil de mon voisin, et que je ne vois pas une poutre dans le mien. J’ai prévu l’objection, et je ne suis pas embarrassé pour y répondre. J’ai souvent douté, chaque jour encore je doute de moi-même. Si j’ordonne mes paroles avec l’apparence d’une certitude absolue, je délibère longtemps avant d’exprimer mon avis. La jeunesse est déjà loin de moi, et chaque fois que je prends la plume, ma tâche me paraît de plus en plus difficile. À cet égard j’invoquerais au besoin le témoignage de ceux qui ont pratiqué l’art d’écrire : ils savent reconnaître la trace des tâtonnemens dans les pages qui paraissent au lecteur frivole écrites sans délibération. Je n’essaie jamais d’imposer ma pensée, mais je dis tout ce qu’il m’est donné de dire pour l’expliquer. Je ne recule devant aucune déduction quand il s’agit de montrer pourquoi je ne partage pas l’avis commun.

La méthode suivie par M. Taine n’est pas celle que je suis depuis vingt-cinq ans. Quoique les lecteurs résolus à tout admirer m’aient depuis longtemps rangé parmi les iconoclastes, je me trouve très