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où avait éclaté la foudre. Et voilà l’échelle accrochée, la voilà qui se balance avec l’homme, au milieu des éclairs et des tourbillons de neige ; on la voit d’en bas, cette échelle, on la voit toute petite, toute grêle, et elle est lancée comme une cloche à cette hauteur effroyable. Chacun retenait son haleine. Cent visages, tous différens, exprimaient une même émotion. Nul ne croyait à une telle audace, et chacun cependant voyait bien l’audacieux ; nul n’y croyait, et chacun des assistans était lui-même sur l’échelle (tant l’angoisse était vive !), chacun était balancé par l’orage sur ce frêle appui ; si l’homme fût tombé, chacun eût senti le coup… Enfin, quand l’homme fut descendu de l’échelle, quand l’échelle décrochée eut disparu par la porte de service, quand tous les témoins de la scène ne se sentirent plus suspendus au-dessus de l’abîme, l’admiration commença à lutter avec l’angoisse. Une voix tremblante, une voix de vieillard se mit à chanter le psaume : « Maintenant, vous tous, remerciez Dieu. » Et quand il fut arrivé à ce verset : « Dieu qui vous a sauvés ! » alors seulement ils comprirent tout ce qu’ils auraient pu perdre, tout ce que leur avait conservé le dévouement d’Apollonius. Des milliers de voix entonnèrent le psaume à l’unisson, et l’hymne de la reconnaissance parcourut bientôt toute la ville ; il s’étendait de rue en rue, de place en place, partout où il y avait des hommes ; il pénétrait dans les maisons, dans les chambres, il montait jusqu’aux toits ; le malade dans son lit, le vieillard sur son fauteuil, où l’avait retenu sa faiblesse, se mêlaient de loin à ce concert ; les enfans même, qui ne comprenaient ni les paroles du psaume ni le danger auquel on venait d’échapper, les enfans chantaient aussi. La ville était comme une immense cathédrale, et l’orage, avec les roulemens de tonnerre, semblait un orgue gigantesque. Et de nouveau ces cris retentissaient : Nettenmair ! où est Nettenmair ? où est notre sauveur, notre libérateur, le brave jeune homme ? » On ne pensait plus à l’orage ; la foule se pressait au pied de la tour, et envahissait l’escalier de pierre… »


Voilà une scène émouvante, même dans son exagération, voilà surtout une intention profondément morale : je voudrais que M. Ludwig sût en dégager une leçon pour lui-même. Ce n’est pas seulement le héros de ce récit qui a ses démons intérieurs à conjurer ; M. Ludwig est obsédé aussi de je ne sais quelles inquiétudes maladives. Ame candide, il voit le monde sous un jour sinistre. Avant d’écrire ce roman, M. Ludwig avait composé deux drames qui révélaient, avec des qualités du premier ordre, une inspiration peu maîtresse d’elle-même. Les plus fervens admirateurs de M. Ludwig étaient alarmés de certains symptômes étranges. Cette sombre vigueur ressemblait parfois à la vigueur du délire. Soit que dans les Macchabées il peignît les supplices de l’héroïsme, soit qu’il montrât dans le Forestier une humble famille de nos jours poursuivie par cette fatalité qui frappait les Atrides, son imagination effarouchée produisait des effets grandioses, mais douloureux. On eût dit qu’il souffrait de ses propres inventions, et qu’une force irrésistible dominait son talent. Ses premiers drames auraient pu être dédiés