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jours précédens. Giacomo devait attendre une demi-heure avant de se montrer. Ce plan, concerté pendant le trajet, fut exécuté ponctuellement, et le hasard fit que les deux amis se séparèrent précisément sur la place de Sainte-Marie-Zobenigo. Le chevalier s’arrêta devant la petite église, et le marquis se rendit seul au palais B… Dans le même temps, sir Oliver, sortant du palais Grimani, où est l’office de la poste, serrait précieusement dans sa poche une lettre timbrée de Vienne, et se dirigeait vers le même point que le marquis par un autre chemin.

Il y eut un mouvement d’effroi parmi les habitués de la maison, lorsqu’on vit entrer dans le salon de la marquise ce mari démissionnaire auquel personne ne songeait plus depuis quinze ans. Le cercle fut rompu. Saint-Clément se mit à l’écart. La marquise, surmontant son émotion, prit son ouvrage de tapisserie pour se donner une contenance, et on attendit avec anxiété une explication entre les deux époux.

— Asseyez-vous, messieurs, dit Saverio. Provisoirement je désire que tous les amis de ma femme se considèrent comme les miens.

Le marquis fit le tour du salon, échangea quelques mots avec les personnes de sa connaissance, salua les autres d’un air ouvert, et tendit cordialement la main à sir Oliver.

— On est fort bien ici, dit-il ensuite en se jetant dans un fauteuil.

— Peut-on savoir, monsieur, ce qui vous y amène ? demanda la marquise.

— Assurément, chère Lucia : je viens avec l’intention bien ferme de me mêler de tout. Mais où donc est notre ami le chevalier Forcellini ?

La marquise baissa la tête sans oser répondre.

— Qu’est-ce donc ? reprit Saverio ; Aurait-il abandonné sa patrie, comme Pierre Strozzi, qui se trouvait trop honnête citoyen pour demeurer dans la ville des Médicis ? Si mon vieil ami ne pouvait pas habiter sous mon toit quand j’y suis, je ne l’y aurais pas souffert davantage pendant mon absence. Quiconque s’aviserait d’en hocher la tête seulement aurait affaire à moi… Mais patience ! je trouverai l’occasion d’imposer silence aux mauvaises langues qui se donnent carrière depuis quinze ans. Commençons par édifier Venise par mon retour au bercail. Oui, messieurs, je rentre dans Ithaque après quinze ans de voyages et d’aventures. — Vous pouvez laisser votre tapisserie, marquise ; Pénélope interrompit son ouvrage le jour où Ulysse fut enfin rendu à sa tendresse. — Et voyez comme il est heureux que nous n’ayons jamais donné au monde le triste spectacle de querelles et de mauvais procédés entre époux ! Point de procès,