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beau jour, vous serez toute surprise en vous sentant guérie de votre amour, et vous épouserez mon rival.

— Vous pensez donc, reprit la jeune fille, que je pourrais finir par vous oublier ? Pareille chose s’est donc déjà vue ?

— Le temps en a fait oublier bien d’autres que moi.

— Oh ! alors le temps est notre ennemi le plus dangereux. N’attendons pas qu’il me guérisse de mon amour. Je ne le veux pas, cher Remigio. Cherchez vite un expédient au lieu de parler de mort et d’exil, homme faible et indécis que vous êtes !

— Je vous proposerais bien un parti violent et extrême, dit Remigio, mais c’est vous qui n’oserez pas l’adopter.

— Lequel ? Parlez toujours. Je suis plus brave que vous ne l’imaginez.

— Sachez donc que mon vieux père possède à quatre lieues d’ici, sur la route de Trévise, une jolie maisonnette avec jardin. Fuyons ensemble à la campagne, et, quand nous aurons dormi sous le même toit, il faudra bien qu’on nous unisse.

— Voilà un projet raisonnable l dit la jeune fille en battant des mains ; je l’adopte avec joie. Le jardin surtout me plaît infiniment. Mais pourquoi dites-vous qu’il faudra bien qu’on nous marie quand j’aurai demeuré chez votre père ?

— Parce que c’est l’usage de marier une fille enlevée avec son ravisseur.

— Que ne m’avez-vous appris cela plus tôt ! Demain, vers cinq heures, soyez à Sainte-Marie-Zobenigo avec une gondole. Lorsque Pippo, les mains embarrassées, m’apportera mon dîner sur un plateau, je lui passerai sous le bras, et j’irai vous rejoindre. À présent retirez-vous, de peur qu’on ne vous surprenne. Achetez des giroflées au marché de l’herberie ; nous les planterons dans le jardin de votre père. Et surtout pensez à moi. Je vous aime. Adieu, adieu !

La belle Erminia ferma la fenêtre, et se recueillit pour tâcher de mettre un peu d’ordre dans sa tête, où l’ignorance et l’amour, l’innocence et la précocité se livraient bataille ; puis elle s’agenouilla devant une madone en plâtre colorié pour lui demander une protection toute particulière, dont elle sentait le besoin dans ce moment critique. Le lendemain, à l’heure que la jeune fille avait choisie pour sa tentative d’évasion, le marquis Saverio et le chevalier Forcellini traversaient les lagunes, à grande vitesse, sur le magnifique viaduc aux trois cents arches de granit. Le réseau des chemins de fer lombards n’était pas encore achevé à cette époque ; mais les tronçons de Milan à Treviglio et de Vicence à Venise abrégeaient la durée du voyage. Afin de masquer ses manœuvres, Saverio voulut se présenter seul chez sa femme et feindre d’ignorer les événemens des