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— Un étranger, que sir Oliver regarde comme un intrigant.

— Ouais ! je n’entends pas cela.

— Ne t’en mêle point, mon ami, reprit le chevalier ; quand la tête d’une femme s’emporte, l’homme prudent se met à l’écart et ferme les yeux.

— Par tous les diables ! on ne me fera pas jouer le personnage du mari berné contre lequel tout le monde conspire. Je ne suis ni aveugle ni indifférent ; je veux tout savoir. Parle, et ne me déguise rien.- Que s’est-il passé ?

Le chevalier raconta naïvement les circonstances de sa disgrâce, depuis la présentation de Saint-Clément à la marquise jusqu’à la scène de provocation qui avait dissipé tous ses doutes. — Tu le vois, mon ami, dit-il en terminant son récit, les masques sont levés ; il n’y a plus d’illusion possible, et mon désastre est irréparable.

— Bien au contraire, répondit le marquis. J’apprendrai à mes contemporains que je n’ai pas abdiqué comme feu Charles-Quint. Chevalier, relève la tête ; ne t’exile pas encore. J’écraserai l’hydre révolutionnaire. Ce soir nous partirons ensemble pour Venise ; demain la voix du maître retentira dans ma maison, et l’ordre y régnera comme précédemment.


III

La joyeuse compagnie du café Florian ne prenait pas aussi gaiement les aventures du cavalier servant que celles des chèvres noires et blanches. On aimait trop le bon seigneur Forcellini pour rire de son chagrin, et la pitié qu’il inspirait, jointe au dépit que ressentaient les Vénitiens du succès de l’étranger, répandait une couleur sombre sur les travaux nocturnes de la chronique. L’inspiration manquait au peintre, et la verve aux rédacteurs. On parlait bas comme dans les temps de calamité publique, et l’on souhaitait ardemment qu’un caprice de la fortune vînt déverser le ridicule sur l’insolent triomphateur.

Comme dans la plupart des grandes maisons italiennes, il y avait chez la marquise un personnel considérable d’anciens serviteurs, bouches inutiles que le baron se proposait de congédier sous prétexte d’économie et de bonne administration. Une adhésion collective au nouveau gouvernement fut apportée par le vieil intendant Pippo, qui avait préparé un discours en manière d’adresse. Le baron interrompit la harangue au plus bel endroit. — Bonhomme, dit-il, garde-moi ces phrases pour le jour de ma fête. Je ne suis rien ici qu’un ami de la maison, et tu ne me dois que de la politesse,