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de deux témoins sans les pouvoir trouver. La plupart des jeunes gens auxquels il s’adressa étaient des amis du chevalier. Les étrangers ne voulaient point s’exposer à des démêlés avec la police, et quant aux officiers autrichiens, deux d’entre eux ayant eu récemment des querelles accompagnées de circonstances scandaleuses, un ordre du jour les obligeait à la plus grande circonspection. Au bout de quarante-huit heures, Saint-Clément cherchait encore. De guerre lasse, il songeait à se faire assister, moyennant salaire, par deux contrebandiers croates, lorsqu’il apprit que son adversaire avait quitté la ville. Le chevalier, tout à son chagrin, s’était embarqué pour Milan, oubliant injures et menaces.

Un matin, vers dix heures, le marquis Saverio, assis devant un des cafés de la place du Dôme, lorgnait paisiblement les grisettes pour tuer le temps. Tout à coup il fronça les sourcils, et, faisant de sa main droite une visière, il se mit à regarder attentivement un homme qui passait devant l’église, suivi de plusieurs portefaix chargés de bagages.

— Par Bacchus ! s’écria le marquis, je ne me trompe pas. Forcellini à Milan ! Forcellini à soixante lieues de ma femme ! Que signifie cela ?

Saverio courut à son ancien ami, et lui touchant l’épaule avec sa canne : — Holà ! chevalier, dit-il, quel cataclysme a pu te jeter sur la terre ferme, toi qui n’es point sorti des lagunes depuis quinze ans ? Venise a-t-elle péri dans un tremblement de terre ? Serait-il arrivé malheur à quelqu’un de la famille ?

— Non, marquis, répondit Giacomo ; de toute la maison, je suis le plus malade.

— Dieu soit loué ! Je tremblais déjà pour ma fille. Je devine à présent : tu viens ici pour acheter son trousseau de noces. Est-elle contente de son père ? Me fera-t-elle des yeux tendres sous son voile d’épousée ?… Mais qu’as-tu donc ? Pourquoi cette mine de catafalque ? Est-ce la fatigue ou la souffrance qui te courbe le dos ?

— L’une et l’autre, cher Saverio ; mon corps souffre, et mon âme est fatiguée de vivre. Je n’ai plus de famille, plus d’asile, plus d’amis. Je mourrai à l’auberge. Quant au projet de mariage de ta fille, il est rompu.

— Quelle diable d’énigme est cela ? Finiras-tu avec tes sentences ?

— Un mot te dira tout : marquis, je suis chassé !

— Brouillé avec ma femme ! Allons donc ! tu badines.

— Je suis chassé, te dis-je, et c’est par l’entremise d’un tiers que la marquise m’a signifié ses volontés.

— Corps du Christ ! il y a du désordre à la maison. Et qui est l’Usurpateur ?