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— Qu’importe s’il a pour lui le cœur de la jeune fille et l’approbation des parens ?

— Quels parens ? reprit le vieux joueur d’échecs. Le marquis se moque des idol mio ! Il sait trop le prix de l’argent pour donner sa fille à un garçon ruiné. Tout cela n’est bon qu’à engendrer des soupirs et des larmes.

— Le marquis ! s’écria le notaire, il n’a dans sa famille que le pouvoir d’un doge. Ce n’est pas lui qui gouverne. Mais devinez, à présent, à quelle boutonnière brille la seconde mazia.

Les collaborateurs de la chronique nommèrent dix personnages différens sans réussir à deviner l’énigme proposée. À la fin, le notaire, se penchant à l’oreille de son voisin, prononça tout bas un mot qui fit rapidement le tour de l’assemblée. Un éclat de rire général succéda aux chuchoteries, et les parties d’échecs demeurèrent suspendues.

— Mais, dit le docteur F…, il faudrait avertir le chevalier.

— Bah ! s’écria le doyen de la bande, croyez-vous bonnement qu’il se laissera supplanter ? Cet étranger n’a-t-il qu’à se montrer pour vaincre ? Non, messieurs, tout cela n’est pas sérieux.

— Patience ! répondit le notaire ; le temps est galant homme, et qui vivra verra.

Sans attendre de plus amples informations, l’artiste ouvrit son album, demanda l’écritoire et composa un beau dessin à la plume où l’on voyait le chevalier Forcellini réchauffant dans son sein un serpent à tête humaine, dont la queue enveloppait de ses replis la taille et les bras de la marquise, comme ceux de Laocoon dans le groupe antique. Le monstre, souriant d’un air doucereux, n’était autre que le baron de Saint-Clément.

Tandis qu’on s’amusait de ces caricatures au club des commérages, le bon chevalier avait remarqué la petite fleur jaune à la boutonnière de Remigio. En sortant du théâtre, il avait mis les deux dames en gondole, et, frappant sur l’épaule du jeune homme, il lui avait dit d’une voix caverneuse et mélodramatique : — Suis-moi, j’ai à te parler.

Tous deux avaient pris en silence le chemin de la place Saint-Marc. Arrivé sous les murs du palais ducal, devant les canons autrichiens, le chevalier s’arrêta en tournant le dos à la lune pour mieux voir le visage de son interlocuteur : — Tu baisses les yeux, dit-il enfin. De quelle mauvaise action ta conscience est-elle chargée pour que tu n’oses soutenir mon regard ?

— Qu’avez-vous, mon ami, mon bon chevalier ? balbutia Remigio, tremblant des pieds à la tête.

— Je ne suis pas ton ami, je ne suis pas bon, reprit le chevalier.