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ami de la maison conservera aussi sa place au foyer. Est-ce que par hasard dans votre société du nord on aurait la barbarie de l’expulser ?

— Non, répondis-je, il s’en irait de lui-même.

L’abbé eut quelque peine à comprendre comment, dans l’hypothèse que je venais de poser, l’amour-propre et la dignité pourraient exiger du chevalier Forcellini le sacrifice de sa famille d’adoption. Nous discutâmes ensuite sur cette question : lequel vaut le mieux, de la mansuétude italienne ou de la rigueur des lois du nord. L’abbé plaida pour les mœurs de son pays, et moi pour les usages du mien. Nous tombâmes enfin d’accord sur ce point, qu’il y a d’un côté plus de franchise et de l’autre plus de bienséance.

Le carillon de minuit, qui sonna comme un glas funèbre au campanile de Saint-Marc, interrompit notre conversation. L’abbé rentra chez lui, et je pris à travers un dédale de rues tortueuses le chemin du palais Badoer, où je demeurais. En passant près de San-Fantino, je m’arrêtai sur un petit pont, d’où l’on voyait la façade et la porte d’eau de l’habitation de la marquise. À l’une des fenêtres se dessinait sur un fond lumineux la silhouette gracieuse d’une jeune fille. Au-dessous du balcon, j’aperçus dans le miroir du canal une longue tache noire ; c’était une gondole immobile au pied du mûri J’entendis des gazouillemens amoureux dans le dialecte enfantin de Venise, et puis la fenêtre se referma sans bruit, et la gondole glissa doucement dans l’ombre. Au tournant du canal, un rayon de la lune éclaira tout à coup le gondolier, débouta l’arrière ; il portait habit noir, gilet blanc et chapeau de soie, costume bien différent de celui des barcarols. — Voilà, dis-je en poursuivant mon chemin, un petit incident qui ne sera point rapporté aux rédacteurs de la chronique scandaleuse.


II

Le lendemain, à deux heures, par un soleil resplendissant, la société fashionable de Venise arrivait sur la place Saint-Marc en toilette de printemps. La fleuriste, enceinte, — c’était son état normal, — et coiffée de son large chapeau de paille à la mode de Florence, distribuait des bouquets de violette qu’on ne lui payait point. Les dames, animées par la fraîcheur de la brise de mer, se promenaient entourées de leurs adorateurs, sans donner le bras à personne, car les Vénitiennes craignent plus le moindre attouchement que tous les discours du monde. La marquise, faisant exception à la règle, s’appuyait nonchalamment sur le bras de son cavalier servant. Derrière