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de la dame, présentait le mantelet au moment de la sortie, et mettait la lorgnette dans sa poche. En observant de loin ces soins attentifs, j’avais cru voir le personnage édifiant d’un tendre mari ; mais un de mes voisins, que j’avais interrogé, s’était écrié : — Altro ! Le mari demeure à Milan. Se peut-il que votre seigneurie ne connaisse pas le bon signor cavaliere Giacomo Forcellini ? Hélas ! depuis le temps où il a fait parler de lui, les acacias ont changé bien des fois de perruque. — le voisin s’était mis à fredonner la chanson de Gordigiani : Tempo passato !… et je n’avais pu en savoir davantage. Persuadé que je venais de rencontrer la figure classique du cavalier servant, je communiquai mes observations à mon ami le sacristain. — Il n’y a plus, me répondit-il brusquement, ni cavalier servant, ni sigisbée, ni patito. On a bien fait de ne point mettre ces mots-là dans les dictionnaires, et quand ils seront rayés du vocabulaire de la conversation, ce ne sera pas une grande perte : ils ne provoqueront plus les sourires des étrangers.

Comme je voulais des renseignemens et non une discussion, je me gardai de contredire l’abbé. Sans répéter le mot qui l’avait blessé, je ramenai par un détour à me raconter cette histoire dont Venise s’était émue jadis. Quoi qu’on en puisse dire au café Florian, je persiste à la donner pour celle d’un cavalier servant[1].

Giacomo Forcellini, natif de Bologne et par conséquent sujet du pape, avait obtenu à dix-sept ans le premier prix de philosophie au collège des jésuites. Cette classé était un préservatif des idées philosophiques et une introduction à la théologie. Les révérends pères, qui considéraient ce jeune homme comme un excellent sujet, lui conseillaient d’embrasser la carrière ecclésiastique ; mais, n’étant pas assez sûr de sa vocation Giacomo voulut provisoirement suivre les cours de l’université. Lorsqu’il se présenta pour se faire inscrire parmi les élèves du cours de droit romain, on le renvoya au recteur. L’illustrissime signor recteur embrassa Giacomo sur les deux joues, le fit asseoir, lui prit les mains, l’accabla de complimens, l’appela mon cher fils, et lui démontra clairement que les avocats étant mal vus et mal notés, enclins à l’indépendance et au libertinage de l’esprit, cette carrière ne convenait pas à un bon Romagnol, point brouillon ni turbulent. Le métier de médecin conduisait par le plus droit chemin au matérialisme. La physique, la chimie et toutes les sciences exactes étaient plus ou moins impies, l’astronomie tout à fait subversive

  1. De ces trois types italiens, le cavalier serrant, le sigisbée et le patito, le premier seul a des privilèges sérieux. Le second, courtisan de la beauté, n’a pour lui que les apparences. On donne aussi, par extension, le nom de sigisbée à toute espèce de dandy et de petit-maître. Quant au mot patito (souffre-douleurs), il se comprend sans commentaire.