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appelle les hommes ; c’est le genre humain, qui a une vie d’ensemble et une destinée générale et progressive : caractère distinctif de la créature humaine, seule au sein de la création.

« A quoi tient ce caractère ? À ce que les individus humains ne sont pas isolés ni bornés à eux-mêmes et au point qu’ils occupent dans l’espace et dans le temps. Ils tiennent les uns aux autres ; ils agissent les uns sur les autres par des liens et par des moyens qui n’ont pas besoin de leur présence personnelle et qui leur survivent, en sorte que les générations successives des hommes sont liées entre elles et s’enchaînent en se succédant.

« L’unité permanente qui s’établit et le développement progressif qui s’opère par cette tradition incessante des hommes aux hommes et des générations aux générations, c’est là le genre humain ; c’est son originalité et sa grandeur ; c’est un des traits qui marquent l’homme pour la souveraineté dans ce monde et pour l’immortalité au-delà de ce monde.

« C’est de là que dérivent et par là que se fondent la famille et l’état, la propriété et l’hérédité, la patrie, l’histoire, la gloire, tous les faits et tous les sentimens qui constituent la vie étendue et perpétuelle de l’humanité au milieu de l’apparition si bornée et de la dispersion si rapide des individus humains. »

La théorie de Jefferson supprime tout cela ; elle abolit le genre humain. S’il s’était donné la peine de regarder jusqu’où allait son idée, il aurait sans doute hésité à l’accepter ; mais il était un de ces esprits actifs et faciles qui se laissent éblouir par leurs propres vues, et qui n’appliquent le principe du libre examen qu’aux doctrines de leurs adversaires.

Dans presque toutes les carrières, il est certaines époques décisives où les opinions s’arrêtent et où les sentimens se fixent. Telle fut pour Jefferson l’époque de la révolution française. Aucun bomme d’état américain n’en a plus profondément ressenti l’influence. Il emporta de Paris la plupart des idées qui jouèrent un rôle dans sa conduite en Amérique, idées désintéressées encore, dont il ne songea que plus tard à faire une politique. Comment il fut amené à les prendre pour arme et pour drapeau et à grouper autour d’elles une faction, comment son cœur s’altéra et s’aigrit dans la lutte, c’est ce que nous essaierons de montrer en racontant les origines, l’organisation et le triomphe du parti démocratique aux États-Unis.


CORNELIS DE WITT.