Page:Revue des Deux Mondes - 1857 - tome 8.djvu/586

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

projet révolutionnaire « dénotant, nous dit Jefferson, plus de courage que de calcul. » Non moins inhabile, la cour, dans sa stérile perplexité, ne savait plus que songer aux partis extrêmes. Tout annonçait une rupture entre ces divers pouvoirs qui, depuis si longtemps, avaient perdu l’habitude de faire en commun les affaires de l’état. Pour les empêcher de s’entre-détruire, il fallait à tout prix mettre fin à une situation violente qui, en se prolongeant, pouvait compromettre le principe récemment reconquis de l’intervention du pays dans ses affaires. Clore immédiatement les débats, remettre à des temps plus paisibles la discussion et l’élaboration d’une constitution détaillée, se borner pour le moment à l’acceptation pure et simple d’une charte royale confirmant en peu de mots le droit de la nation, se séparer immédiatement après l’avoir fait signer par le roi et par les membres des trois ordres, tel fut l’expédient proposé par Jefferson ; mais laissons-le parler lui-même :


« J’étais fort alarmé, dit-il. Je regardais les chances de succès de cette grande réforme du gouvernement de la France qui devait entraîner et assurer une réforme générale en Europe comme mises à néant par les fautes des divers pouvoirs de l’état. J’étais lié avec les principaux patriotes de l’assemblée. J’appartenais à un pays qui avait passé avec succès par une semblable réforme ; ils étaient disposés à me rechercher, et ils avaient quelque confiance en moi. Je les pressais avec instance d’avoir immédiatement recours à un compromis, d’assurer ce que le gouvernement était alors disposé à accorder, et de se reposer sur l’avenir du soin de faire naître l’occasion de compléter ce qui pourrait manquer. Il était alors bien entendu que le roi accorderait en principe 1° la liberté individuelle, 2° la liberté de conscience, 3° la liberté de la presse, 4° le jugement par jury, 5° la représentation législative, 6° la périodicité des réunions, 7° le droit d’initiative, 8° le droit exclusif de voter les taxes et d’en régler l’emploi, 9° la responsabilité des ministres. Munis de tels pouvoirs, ils auraient pu obtenir avec le temps tout ce qui serait devenu nécessaire à l’amélioration et l’affermissement de leur constitution. Ils en ont jugé autrement, et les faits ont prouvé leur lamentable erreur. Ils ne prévoyaient pas (et qui aurait pu les prévoir ?) les tristes suites d’une persévérance qu’ils déployaient à bonne intention. Ils ne savaient pas qu’exploitée par un tyran usurpateur, leur force ne servirait qu’à mettre sous ses pieds l’indépendance et l’existence même des nations, et qu’après trente années de guerres civiles et étrangères, la perte de millions d’hommes, la ruine du bonheur privé, l’occupation de leur pays par les armées de la coalition, ils ne devaient obtenir rien de plus que ce qui leur avait été proposé. Et cela même le possèdent-ils sûrement ? »


Jefferson n’avait peut-être pas le droit de juger aussi sévèrement la conduite de ses amis français, car il avait partagé leur enivrement d’esprit, et, tout en blâmant leurs fautes, il avait, au milieu du trouble jeté dans ses idées par la révolution française, rêvé de plus absurdes chimères que les leurs. Le même homme qui avait si