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un avis à Apollonius, mais surtout il veut empêcher que la honte du crime ne retombe sur sa famille, sur les enfans de Christiane.

Fritz travaillait ce jour-là sur le toit de l’église Saint-George, affectant une parfaite tranquillité d’esprit ; le vieillard s’y fait conduire, puis il renvoie son guide. Le voilà seul avec ce fils maudit, avec cet homme qui déshonore la famille et qui veut tuer son frère, le voilà seul avec lui sur l’étroit échafaudage au bout duquel est l’abîme : « Tu as voulu tuer ton frère, Fritz ; en ce moment-ci, ton frère tombe par ta faute et se brise la tête sur le pavé ; dans une heure, le secret sera révélé, l’assassin sera connu, notre maison est souillée, les pauvres enfans sont perdus. Ta mort peut seule nous sauver et réparer ton infamie. Un couvreur qui tombe du haut d’un toit et qui se tue est aussi sacré aux yeux de la foule que le soldat qui tombe sur le champ de bataille. On ne songera pas seulement à te soupçonner. Cette mort honnête, infâme que tu es, tu ne la mérites pas. Tu devrais périr sous la main du bourreau, toi qui as tué ton frère, qui as voulu empoisonner l’avenir de tes enfans et flétrir le passé sans tache de ton père ; mais je ne veux pas qu’on dise de moi : « Son fils est mort sur l’échafaud ; » je ne veux pas qu’on dise de mes petits-enfans : « Ce sont les enfans de l’assassin. » Écoute ! Quand j’aurai compté douze, tu te jetteras du haut en bas ; sinon, je te prends entre mes bras, je me précipite avec toi, et tu auras ma mort sur la conscience. » Épouvanté, Fritz essaie de nier tout : « Je ne sais ce que vous voulez dire, mon père ; je suis innocent… » Mais le père avait déjà commencé de compter de sa voix ferme et lente : « un deux… — Mon père, écoutez-moi ! Les juges écoutent les accusés. Je me tuerai, puisque vous le voulez ; mais écoutez-moi !… » Le père comptait toujours… Affreuse angoisse ! l’inflexible vieillard exécutera l’arrêt qu’il a rendu ; si son fils refuse de se donner la mort à lui-même, il se lancera avec lui dans l’abîme.

Ce sont là de ces scènes excessives, impossibles, qui semblent naturelles dans les compositions de M. Ludwig, tant elles sont amenées et préparées à l’aide des développemens de l’analyse. Heureusement pour le stoïque vieillard, heureusement aussi pour le roman, qui déjà tourne au mélodrame, on ne verra pas ce père condamner son fils au suicide. Un incident très naturel prévient la catastrophe. Le commis envoyé au village voisin rapporte de bonnes nouvelles ; Apollonius revient sain et sauf ; Fritz ne se tuera pas, il partira pour l’Amérique. Tant que Fritz est chez lui, le vieillard a raison de trembler ; le crime qui n’a pas réussi aujourd’hui peut réussir demain ; Fritz partira, il va partir. Mais quoi ! s’en aller ainsi, condamné par son père, méprisé de sa femme, repoussé même de ses enfans, qui comprennent vaguement cette tragédie affreuse ! laisser ensemble