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manière de vivre est peut-être, après tout, la plus propre à donner le bonheur, » s’écriait-il avec l’indulgence d’un moraliste assez peu rigide. « Quelque trompeurs que soient leurs plaisirs, ils n’en sont pas moins la distraction la plus efficace qu’on puisse chercher au milieu de semblables maux ; ils leur permettent d’oublier la dureté du régime sous lequel ils vivent. On a peine à comprendre au premier abord comment un aussi bon peuple, gouverné par un aussi bon roi et par des ministres aussi bien intentionnés, favorisé d’un si beau climat et d’un sol si fertile, soit rendu incapable de produire le bonheur humain par une seule malédiction, une mauvaise forme de gouvernement ; mais c’est un fait… La France est le pays le plus riche et le plus mal gouverné de la terre ; ses finances sont délabrées… De tous les états, c’est celui qui a le moins de crédit : elle ne pourrait emprunter un sou en Hollande. »

Il ne faut pas demander à Jefferson une connaissance bien approfondie des vices de ce régime, dont il peignait avec tant de force les mauvais effets. S’il avait été appelé à les corriger, il serait peut-être arrivé, à les comprendre ; mais il était de ceux qui ne voient juste et loin que lorsqu’il s’agit de se conduire. Tant qu’il se renfermait dans le rôle passif de spectateur, il se donnait en général le facile plaisir d’esprit d’observer avec partialité et avec légèreté, et de trouver dans les faits la confirmation des banalités révolutionnaires qu’il croyait utile de répéter à ses compatriotes. Pour les prémunir contre les séductions de la monarchie, il n’hésitait donc pas à mettre, sans plus ample examen, sur le compte de la royauté tous les maux de l’ancienne France. « Les rois, les nobles et les prêtres en sont seuls responsables, disait-il. Que ceux qui croient que les rois, les nobles et les prêtres sont de bons conservateurs du bonheur public viennent ici !… S’il entrait dans l’esprit de quelqu’un de nos concitoyens de souhaiter un roi, donnez-lui à lire la fable d’Ésope sur les grenouilles qui demandent un roi ; si cela ne suffit pas à le guérir, envoyez-le ici ; il retournera chez lui bon républicain… Nous devrions tous assiéger le trône de Dieu de nos prières pour qu’il extirpe de la face de la terre toute la classe de ces tigres et de ces lions humains, de ces mammouths qu’on appelle des rois. Périsse tout homme qui ne dira point d’eux : « Seigneur, délivre-nous de ce fléau ! »

Jefferson n’était pas assez fanatique pour adresser ces belles tirades aux hommes par lesquels il tenait à être pris au sérieux, il se serait bien gardé d’envoyer de semblables déclamations à Washington ; mais elles étaient bonnes pour la plèbe de ses correspondans américains. Ses correspondans français étaient traités avec un peu plus de respect ; loin de leur prêcher le renversement de la monarchie et l’extirpation des mammouths, il leur recommandait la prudence dans les réformes, la mesure dans les désirs, l’esprit de conciliation et de compromis,