Page:Revue des Deux Mondes - 1857 - tome 8.djvu/576

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

vingt milles parcourus la pioche à la main ; — le cadavre traîné des frontières de l’état à la maison du général ; — les ossemens nettoyés. — Enfin le brave homme s’est réellement donné beaucoup de mal, beaucoup plus que je n’aurais voulu ; il l’a fait de bon cœur ; je me sens son obligé. Et cependant, digne catastrophe d’une si belle tragédie, la caisse, les ossemens, tout est perdu. Ce chapitre d’histoire naturelle restera donc en blanc ; mais j’ai écrit au général de ne point le remplir : je laisserai ce soin à mon successeur, lorsque je ferai ma révérence pour quitter Paris. »

Ce n’était point en France que Jefferson avait pu apprendre ces raffinemens un peu puérils de la petite vanité nationale. Il était alors de bon ton à Paris de tomber dans l’excès opposé. On ne disait plus : « Comment peut-on être Persan ? » On commençait à dire : « Comment peut-on être Français ? » et l’on se croyait bien à tort moins ridicule en médisant à tout propos de son pays qu’en le vantant sans mesure. Les révélations indiscrètes de quelqu’un de ses amis français avaient sans doute mis à nu devant Jefferson les plaies morales de la brillante société dans laquelle sa position le faisait vivre. Un an à peine après son arrivée à Paris, il était déjà au courant de ces mystères de la vie de famille que, même dans les pays où le relâchement des mœurs est le plus grand, il est toujours difficile à un étranger de pénétrer sans guide. « Vous êtes peut-être curieux de savoir, écrivait-il à M. Bellini, quelle impression ont produite sur un sauvage des montagnes de l’Amérique ces scènes si vantées du grand monde. Une impression très peu avantageuse, je vous l’assure. L’amour conjugal étant banni de tous les cœurs, le bonheur domestique, dont l’amour conjugal est la base, est ici entièrement inconnu. On le remplace par des intrigues qui nourrissent et fortifient toutes nos mauvaises passions, et qui ne donnent que de courts momens d’extase au milieu de jours et de mois entiers d’inquiétudes et de tourmens. Combien ces jouissances passagères sont inférieures à la félicité tranquille et permanente que les liens domestiques font goûter à presque tous les habitans de l’Amérique, les laissant libres de s’adonner à des occupations que la raison et la santé approuvent, et rendant vraiment délicieux les intervalles de repos ! » Et ailleurs : « Croyez-moi, la morale à tirer de tout ce qu’on voit ici, c’est qu’il nous faut vivre en paix avec leurs personnes, mais en guerre avec leurs mœurs… Gardez-vous d’envoyer vos jeunes gens en Europe… Ils y apprendraient à regarder la fidélité conjugale comme une pratique indigne d’un homme de bonne compagnie. »

Jefferson n’était pourtant point un censeur assez intraitable pour ne pas trouver à la facilité et à la frivolité des mœurs françaises une explication et une excuse. « Pour un peuple dans leur situation, leur